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CHAPITRE XXXII.

des mains habiles, tout cela devient lieu commun. On est réduit ou à imiter ou à s’égarer. Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère.

Les genres dont les sujets se renouvellent sans cesse, comme l’histoire, les observations physiques, et qui ne demandent que du travail, du jugement, et un esprit commun, peuvent plus aisément se soutenir ; et les arts de la main, comme la peinture, la sculpture, peuvent ne pas dégénérer, quand ceux qui gouvernent ont, à l’exemple de Louis XIV, l’attention de n’employer que les meilleurs artistes. Car on peut, en peinture et en sculpture, traiter cent fois les mêmes sujets : on peint encore la Sainte Famille, quoique Raphaël ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art ; mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, l’Art poétique, le Tartuffe.

Il faut encore observer que le siècle passé ayant instruit le siècle présent, il est devenu si facile d’écrire des choses médiocres qu’on a été inondé de livres frivoles, et, ce qui est encore pis, de livres sérieux inutiles ; mais parmi cette multitude de médiocres écrits, mal devenu nécessaire dans une ville immense, opulente, et oisive, où une partie des citoyens s’occupe sans cesse à amuser l’autre, il se trouve de temps en temps d’excellents ouvrages, ou d’histoire, ou de réflexions, ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes d’esprits.

La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de l’Europe : tout y a contribué ; les grands auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui les ont suivis ; les pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté l’éloquence, la méthode, dans les pays étrangers ; un Bayle surtout, qui, écrivant en Hollande, s’est fait lire de toutes les nations ; un Rapin de Thoiras, qui a donné en français la seule bonne histoire d’Angleterre[1] ; un Saint-Évremond, dont toute la cour de Londres recherchait le commerce ; la duchesse de Mazarin, à qui l’on ambitionnait de plaire ; Mme d’Olbreuse, devenue duchesse de Zell, qui porta en Allemagne toutes les grâces de sa patrie. L’esprit de société est le partage naturel des Français : c’est un mérite et un plaisir dont les autres peuples

  1. Celle de M. Hume n’avait pas encore paru. (K.) — Il est à remarquer que Voltaire n’ait pas corrigé cette phrase, qui est en contradiction avec ce qu’on lit à l’article Rapin de Thoiras, dans la Liste des écrivains. (B.)