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ÂME.

hardis raisonneurs ! la gravitation n’est ni bois, ni sable, ni métal, ni pierre ; le mouvement, la végétation, la vie, ne sont rien non plus de tout cela ; et cependant la vie, la végétation, le mouvement, la gravitation, sont donnés à la matière. Dire que Dieu ne peut rendre la matière pensante, c’est dire la chose la plus insolemment absurde que jamais on ait osé proférer dans les écoles privilégiées de la démence. Nous ne sommes pas assurés que Dieu en ait usé ainsi ; nous sommes seulement assurés qu’il le peut. Mais qu’importe tout ce qu’on a dit et tout ce qu’on dira sur l’âme ? qu’importe qu’on l’ait appelée entéléchie, quintessence, flamme, éther ; qu’on l’ait crue universelle, incréée, transmigrante, etc. ?

Qu’importent, dans ces questions inaccessibles à la raison, ces romans de nos imaginations incertaines ? Qu’importe que les Pères des quatre premiers siècles aient cru l’âme corporelle ? Qu’importe que Tertullien, par une contradiction qui lui est familière, ait décidé qu’elle est à la fois corporelle, figurée et simple ? Nous avons mille témoignages d’ignorance, et pas un qui nous donne une lueur de vraisemblance.

Comment donc sommes-nous assez hardis pour affirmer ce que c’est que l’âme ? Nous savons certainement que nous existons, que nous sentons, que nous pensons. Voulons-nous faire un pas au delà ? nous tombons dans un abîme de ténèbres ; et dans cet abîme nous avons encore la folle témérité de disputer si cette âme, dont nous n’avons pas la moindre idée, est faite avant nous ou avec nous, et si elle est périssable ou immortelle.

[1] L’article Âme, et tous les articles qui tiennent à la métaphysique, doivent commencer par une soumission sincère aux dogmes indubitables de l’Église. La révélation vaut mieux, sans doute, que toute la philosophie. Les systèmes exercent l’esprit, mais la foi l’éclaire et le guide.

Ne prononce-t-on pas souvent des mots dont nous n’avons qu’une idée très confuse, ou même dont nous n’en avons aucune ? Le mot d’âme n’est-il pas dans ce cas ? Lorsque la languette ou la soupape d’un soufflet est dérangée, et que l’air qui est entré dans la capacité du soufflet en sort par quelque ouverture survenue à cette soupape, qu’il n’est plus comprimé contre les deux palettes, et qu’il n’est pas poussé avec violence vers le foyer qu’il doit allumer, les servantes disent : L’âme du soufflet est crevée. Elles n’en savent pas davantage ; et cette question ne trouble point leur tranquillité.

  1. C’est ici que commençait la première section dans les Questions sur l’Encyclopédie, 1770. (B.)