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ÂME.

L’orthodoxe alors lui soutint qu’il pensait toujours pendant son sommeil sans qu’il en sût rien. L’hétérodoxe lui répondit : « Je crois par la révélation que je penserai toujours dans l’autre vie ; mais je vous assure que je pense rarement dans celle-ci. »

L’orthodoxe ne se trompait pas en assurant l’immortalité de l’âme, puisque la foi et la raison démontrent cette vérité ; mais il pouvait se tromper en assurant qu’un homme endormi pense toujours.

Locke avouait franchement qu’il ne pensait pas toujours quand il dormait ; un autre philosophe a dit : « Le propre de l’homme est de penser ; mais ce n’est pas son essence. »

Laissons à chaque homme la liberté et la consolation de se chercher soi-même, et de se perdre dans ses idées.

Cependant il est bon de savoir qu’en 1730 un philosophe[1] essuya une persécution assez forte pour avoir avoué, avec Locke, que son entendement n’était pas exercé tous les moments du jour et de la nuit, de même qu’il ne se servait pas à tout moment de ses bras et de ses jambes. Non seulement l’ignorance de cour le persécuta, mais l’ignorance maligne de quelques prétendus littérateurs se déchaîna contre le persécuté. Ce qui n’avait produit en Angleterre que quelques disputes philosophiques produisit en France les plus lâches atrocités : un Français fut la victime de Locke.

Il y a eu toujours dans la fange de notre littérature plus d’un de ces misérables qui ont vendu leur plume, et cabale contre leurs bienfaiteurs mêmes. Cette remarque est bien étrangère à l’article Âme ; mais faudrait-il perdre une occasion d’effrayer ceux qui se rendent indignes du nom d’hommes de lettres, qui prostituent le peu d’esprit et de conscience qu’ils ont à un vil intérêt, à une politique chimérique, qui trahissent leur amis pour flatter des sots, qui broient en secret la ciguë dont l’ignorant puissant et méchant veut abreuver des citoyens utiles ?

Arriva-t-il jamais dans la véritable Rome qu’on dénonçât aux consuls un Lucrèce pour avoir mis en vers le système d’Épicure ? un Cicéron pour avoir écrit plusieurs fois qu’après la mort on ne ressent aucune douleur ? qu’on accusât un Pline, un Varron, d’avoir eu des idées particulières sur la Divinité ? La liberté de

  1. Voltaire (voyez ce qui est relatif aux Lettres philosophiques, dans la correspondance générale de 1730 à 1736). (K.) — Voyez aussi dans les Mélanges, année 1734, les Lettres philosophiques et l’avertissement de Beuchot qui les précède.