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ÂME.

âme à part, et nous a fait imaginer une forme substantielle pour les autres créatures. Cet orgueil humain demande ce que c’est donc que ce pouvoir d’apercevoir et de sentir, qu’il appelle âme dans l’homme, et instinct dans la brute. Je satisferai à cette question quand les physiciens m’auront appris ce que c’est que le son, la lumière, l’espace, le corps, le temps. Je dirai, dans l’esprit du sage Locke : La philosophie consiste à s’arrêter quand le flambeau de la physique nous manque. J’observe les effets de la nature ; mais je vous avoue que je ne conçois pas plus que vous les premiers principes. Tout ce que je sais, c’est que je ne dois pas attribuer à plusieurs causes, surtout à des causes inconnues, ce que je puis attribuer à une cause connue ; or je puis attribuer à mon corps la faculté de penser et de sentir : donc, je ne dois pas chercher cette faculté de penser et de sentir dans une autre[1] appelée âme ou esprit, dont je ne puis avoir la moindre idée. Vous vous récriez à cette proposition : vous trouvez donc de l’irréligion à oser dire que le corps peut penser ? Mais que diriez-vous, répondrait Locke, si c’est vous-même qui êtes ici coupable d’irréligion, vous qui osez borner la puissance de Dieu ? Quel est l’homme sur la terre qui peut assurer, sans une impiété absurde, qu’il est impossible à Dieu de donner à la matière le sentiment et le penser ? Faibles et hardis que vous êtes, vous avancez que la matière ne pense point, parce que vous ne concevez pas qu’une matière, quelle qu’elle soit, pense.

Grands philosophes, qui décidez du pouvoir de Dieu et qui dites que Dieu peut d’une pierre faire un ange[2], ne voyez-vous pas que, selon vous-mêmes, Dieu ne ferait en ce cas que donner à une pierre la puissance de penser ? car, si la matière de la pierre ne restait pas, ce ne serait plus une pierre, ce serait une pierre anéantie et un ange créé. De quelque côté que vous vous tourniez, vous êtes forcés d’avouer deux choses, votre ignorance et la puissance immense du Créateur : votre ignorance, qui se révolte contre la matière pensante ; et la puissance du Créateur, à qui certes cela n’est pas impossible.

Vous qui savez que la matière ne périt pas, vous contesterez à Dieu le pouvoir de conserver dans cette matière la plus belle qualité dont il l’avait ornée ! L’étendue subsiste bien sans corps

  1. C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de 1738, 1772, et dans les éditions de Kehl ; quelques éditions plus récentes portent : une autre substance appelée, etc. ( B.)
  2. Matthieu, iii, 9.