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ÂME.

— D’accord, je le crois comme vous. — Nous savons qu’une négation et une affirmation ne sont point divisibles, ne sont point des parties de la matière. — Je suis de votre avis. Mais la matière, à nous d’ailleurs inconnue, possède des qualités qui ne sont pas matérielles, qui ne sont pas divisibles ; elle a la gravitation vers un centre, que Dieu lui a donnée. Or cette gravitation n’a point de parties, n’est point divisible. La force motrice des corps n’est pas un être composé de parties. La végétation des corps organisés, leur vie, leur instinct, ne sont pas non plus des êtres à part, des êtres divisibles ; vous ne pouvez pas plus couper en deux la végétation d’une rose, la vie d’un cheval, l’instinct d’un chien, que vous ne pourrez couper en deux une sensation, une négation, une affirmation. Votre bel argument, tiré de l’indivisibilité de la pensée, ne prouve donc rien du tout.

Qu’appelez-vous donc votre âme ? quelle idée en avez-vous ? Vous ne pouvez par vous-même, sans révélation, admettre autre chose en vous qu’un pouvoir à vous inconnu de sentir, dépenser. À présent, dites-moi de bonne foi, ce pouvoir de sentir et de penser est-il le même que celui qui vous fait digérer et marcher ? Vous m’avouez que non, car votre entendement aurait beau dire à votre estomac : Digère, il n’en fera rien s’il est malade ; en vain votre être immatériel ordonnerait à vos pieds de marcher : ils resteront là s’ils ont la goutte.

Les Grecs ont bien senti que la pensée n’avait souvent rien à faire avec le jeu de nos organes ; ils ont admis pour ces organes une âme animale, et pour les pensées une âme plus fine, plus subtile, un νοῦς.

Mais voilà cette âme de la pensée qui, en mille occasions, a l’intendance sur l’âme animale. L’âme pensante commande à ses mains de prendre, et elles prennent. Elle ne dit point à son cœur de battre, à son sang de couler, à son chyle de se former ; tout cela se fait sans elle : voilà deux âmes bien embarrassées et bien peu maîtresses à la maison.

Or cette première âme animale n’existe certainement point, elle n’est autre chose que le mouvement de vos organes. Prends garde, ô homme ! que tu n’as pas plus de preuve par ta faible raison que l’autre âme existe. Tu ne peux le savoir que par la foi. Tu es né, tu vis, tu agis, tu penses, tu veilles, tu dors, sans savoir comment. Dieu t’a donné la faculté de penser, comme il t’a donné tout le reste ; et s’il n’était pas venu t’apprendre dans les temps marqués par sa providence que tu as une âme immatérielle et immortelle, tu n’en aurais aucune preuve.