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ANA, ANECDOTES.

me rappelant ce même goût du masque de fer, je ne doutai plus qu’il ne fût son fils : ce dont toutes les autres circonstances m’avaient déjà persuadé.

« On sait que Louis XIII n’habitait plus depuis longtemps avec la reine ; que la naissance de Louis XIV ne fut due qu’à un heureux hasard habilement amené ; hasard qui obligea absolument le roi à coucher en même lit avec la reine. Voici donc comme je crois que la chose sera arrivée.

« La reine aura pu s’imaginer que c’était par sa faute qu’il ne naissait point d’héritier à Louis XIII. La naissance du masque de fer l’aura détrompée. Le cardinal, à qui elle aura fait confidence du fait, aura su, par plus d’une raison, tirer parti de ce secret ; il aura imaginé de tourner cet événement à son profit et à celui de l’État, Persuadé par cet exemple que la reine pouvait donner des enfants au roi, la partie qui produisit le hasard d’un seul lit pour le roi et pour la reine fut arrangée en conséquence. Mais la reine et le cardinal, également pénétrés de la nécessité de cacher à Louis XIII l’existence du masque de fer, l’auront fait élever en secret. Ce secret en aura été un pour Louis XIV jusqu’à la mort du cardinal Mazarin.

« Mais ce monarque, apprenant alors qu’il avait un frère, et un frère aîné que sa mère ne pouvait désavouer, qui d’ailleurs portait peut-être des traits marqués qui annonçaient son origine, faisant réflexion que cet enfant né durant le mariage ne pouvait, sans de grands inconvénients et sans un horrible scandale, être déclaré illégitime après la mort de Louis XIII, Louis XIV aura jugé ne pouvoir user d’un moyen plus sage et plus juste que celui qu’il employa pour assurer sa propre tranquillité et le repos de l’État : moyen qui le dispensait de commettre une cruauté que la politique aurait représentée comme nécessaire à un monarque moins consciencieux et moins magnanime que Louis XIV.

« Il me semble, poursuit toujours notre auteur, que plus on est instruit de l’histoire de ces temps-là, plus on doit être frappé de la réunion de toutes les circonstances qui prouvent en faveur de cette supposition[1]. »

  1. C’est ici que finit l’addition faite, comme l’ont dit les éditeurs de Kehl, dans l’édition des Questions sur l’Encyclopédie, dont le premier volume est de 1771, et le dernier de 1772. Tout en partageant l’avis que cette addition est de Voltaire, je crois devoir faire remarquer qu’il ne l’a point admise dans les éditions in-4o et encadrée. Voici une anecdote que je tiens de bonne source : Un jour, à l’ordre, peu de temps avant sa mort, LouisXVIII, suivant l’usage, paraissait absorbé dans son fauteuil, quand une conversation s’engagea sur l’histoire du masque de fer entre M. le comte…., gentilhomme de la chambre du roi et un de ses collègues. M. le comte…. soutenait hautement l’opinion émise dans l’Addition de l’éditeur ; le roi, entendant cette assertion, sembla se réveiller de son assoupissement, mais ne dit mot. Le lendemain, une nouvelle discussion s’engagea, à l’ordre, entre les mêmes personnes, sur une autre question historique douteuse. M. le comte…. soutenait encore cette fois son opinion avec chaleur, lorsque le roi lui adressa ces paroles remarquables : P……., hier vous aviez raison, et aujourd’hui vous avez tort. (B.)