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ANA, ANECDOTES.

oisifs, et tombent le moment d’après dans l’éternel oubli où tous les riens de ce temps-ci tombent en foule.

« L’anecdote du cardinal de Fleury sur le quemadmodum que Louis XIV n’entendait pas est très vraie. Je ne l’ai rapportée dans le Siècle de Louis XIV[1] que parce que j’en étais sûr, et je n’ai point rapporté celle du nycticorax parce que je n’en étais pas sûr. C’est un vieux conte qu’on me faisait dans mon enfance au collège des jésuites, pour me faire sentir la supériorité du P. de La Chaise sur le grand-aumônier de France. On prétendait que le grand-aumônier, interrogé sur la signification de nycticorax, dit que c’était un capitaine du roi David, et que le révérend père La Chaise assura que c’était un hibou ; peu m’importe. Et très peu m’importe encore qu’on fredonne pendant un quart d’heure dans un latin ridicule un nycticorax grossièrement mis en musique.

« Je n’ai point prétendu blâmer Louis XIV d’ignorer le latin ; il savait gouverner, il savait faire fleurir tous les arts, cela valait mieux que d’entendre Cicéron. D’ailleurs cette ignorance du latin ne venait pas de sa faute, puisque dans sa jeunesse il apprit de lui-même l’italien et l’espagnol.

« Je ne sais pas pourquoi l’homme que le folliculaire fait parler me reproche de citer le cardinal de Fleury, et s’égaye à dire que j’aime à citer de grands noms. Vous savez, mon cher ami, que mes grands noms sont ceux de Newton, de Locke, de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Boileau. Si le nom de Fleury était grand pour moi, ce serait le nom de l’abbé Fleury, auteur des discours patriotiques et savants qui ont sauvé de l’oubli son histoire ecclésiastique ; et non pas le cardinal de Fleury, que j’ai fort connu avant qu’il fût ministre, et qui, quand il le fut, fit exiler un des plus respectables hommes de France, l’abbé Pucelle[2], et empêcha bénignement pendant tout son ministère qu’on ne soutînt les quatre fameuses propositions sur lesquelles est fondée la liberté française dans les choses ecclésiastiques.

« Je ne connais de grands hommes que ceux qui ont rendu de grands services au genre humain.

« Quand j’amassai des matériaux pour écrire le Siècle de Louis XIV, il fallut bien consulter des généraux, des ministres, des aumôniers, des dames et des valets de chambre. Le cardinal de

  1. Ce n’est pas dans le Siècle de Louis XIV que Voltaire l’a rapportée, mais dans les Anecdotes publiées dès 1748. (Voyez les Mélanges, année 1748.)
  2. Sur l’abbé Pucelle voyez une note du deuxième Discours sur l’homme (dans le tome IX).