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INTRODUCTION.


furent exclus aussi, parce que les places étaient prises. Ce furent autant d’ennemis qui tous se réunirent contre l’Encyclopédie dès que le premier tome parut. Les auteurs furent traités comme l’avaient été à Paris les inventeurs de l’art admirable de l’imprimerie, lorsqu’ils vinrent y débiter quelques-uns de leurs essais ; on les prit pour des sorciers, on saisit juridiquement leurs livres, on commença contre eux un procès criminel. Les encyclopédistes furent accueillis précisément avec la même justice et la même sagesse.

Un maître d’école connu alors dans Paris[1] ou du moins dans la canaille de Paris, pour un très-ardent convulsionnaire, se chargea, au nom de ses confrères, de déférer l’Encyclopédie comme un ouvrage contre les mœurs, la religion et l’État, Cet homme avait joué quelque temps sur le théâtre des marionnettes de Saint-Médard, et avait poussé la friponnerie du fanatisme jusqu’à se faire suspendre en croix, et à paraître réellement crucifié avec une couronne d’épines sur la tête, le 2 mars 1749, dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis Saint-Leu et Saint-Gilles, en présence de cent convulsionnaires : ce fut cet homme qui se porta pour délateur ; il fut à la fois l’organe des journalistes de Trévoux, des bateleurs de Saint-Médard, et d’un certain nombre d’hommes ennemis de toute nouveauté, et encore plus de tout mérite.

Il n’y avait point eu d’exemple d’un pareil procès. On accusait les auteurs non pas de ce qu’ils avaient dit, mais de ce qu’ils diraient un jour. « Voyez, disait-on, la malice : le premier tome est plein de renvois aux derniers ; donc c’est dans les derniers que sera tout le venin. » Nous n’exagérons point : cela fut dit mot à mot.

L’Encyclopédie fut supprimée sur cette divination ; mais enfin la raison l’emporte. Le destin de cet ouvrage a été celui de toutes les entreprises utiles, de presque tous les bons livres, comme celui de la Sagesse de Charron, de la savante histoire composée par le sage de Thou, de presque toutes les vérités neuves, des expériences contre l’horreur du vide, de la rotation de la terre, de l’usage de l’émétique, de la gravitation, de l’inoculation. Tout cela fut condamné d’abord, et reçu ensuite avec la reconnaissance tardive du public.

Le délateur couvert de honte est allé à Moscou exercer son métier de maître d’école ; et là il peut se faire crucifier, s’il lui en prend envie, mais il ne peut ni nuire à l’Encyclopédie, ni séduire des magistrats. Les autres serpents qui mordaient la lime ont usé leurs dents et cessé de mordre.

  1. Abraham Chaumeix.