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ANCIENS ET MODERNES.

« On ne sent pas assez combien cette maxime paraîtra ridicule dans deux mille ans, et de quel air on l’aurait sifflée du temps d’Euripide. »

Cette maxime est cruelle et fatale, mais non pas ridicule ; et on ne l’eût sifflée d’aucun air du temps d’Euripide. Il y avait beaucoup d’exemples de duels chez les Grecs et chez les Asiatiques. On voit, dès le commencement du premier livre de l’Iliade, Achille tirant à moitié son épée ; et il était prêt à se battre contre Agamemnon, si Minerve n’était venue le prendre par les cheveux, et lui faire remettre son épée dans le fourreau.

Plutarque rapporte qu’Éphestion et Cratère se battirent en duel, et qu’Alexandre les sépara. Ouinte-Curce raconte[1] que deux autres officiers d’Alexandre se battirent en duel en présence d’Alexandre : l’un armé de toutes pièces ; l’autre, qui était un athlète, armé seulement d’un bâton, et que celui-ci vainquit son adversaire.

Et puis, quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre un duel et les reproches que se font Admète et son père Phérès tour à tour d’aimer trop la vie, et d’être des lâches ?

Je ne donnerai que cet exemple de l’aveuglement des traducteurs et des commentateurs : puisque Brumoy, le plus impartial de tous, s’est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres ? Mais si les Brumoy et les Dacier étaient là, je leur demanderais volontiers s’ils trouvent beaucoup de sel dans le discours que Polyphème tient dans Euripide : « Je ne crains point le foudre de Jupiter. Je ne sais si ce Jupiter est un dieu plus fier et plus fort que moi. Je me soucie très-peu de lui. S’il fait tomber de la pluie, je me renferme dans ma caverne ; j’y mange un veau rôti, ou quelque bête sauvage ; après quoi je m’étends tout de mon long ; j’avale un grand pot de lait ; je défais mon sayon, et je fais entendre un certain bruit qui vaut bien celui du tonnerre. »

Il faut que les scoliastes n’aient pas le nez bien fin, s’ils ne sont pas dégoûtés de ce bruit que fait Polyphème quand il a bien mangé.

Ils disent que le parterre d’Athènes riait de cette plaisanterie, et que « jamais les Athéniens n’ont ri d’une sottise ». Quoi ! toute la populace d’Athènes avait plus d’esprit que la cour de Louis XIV ? Et la populace n’est pas la même partout ?

Ce n’est pas qu’Euripide n’ait des beautés, et Sophocle encore

  1. Quinte-Curce, livre IX. (Note de Voltaire.)