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ABBAYE.

dans le monastère, l’autre en était éloigné, eurent la même vision. Ils virent un chemin couvert de tapis, et éclairé d’une infinité de flambeaux, qui s’étendaient vers l’orient depuis le monastère jusqu’au ciel. Un personnage vénérable y paraissait, qui leur demanda pour qui était ce chemin. Ils dirent qu’ils n’en savaient rien. C’est, ajouta-t-il, par où Benoît, le bien-aimé de Dieu, est monté au ciel.

Un ordre dans lequel le salut était si assuré s’étendit bientôt dans d’autres États, dont les souverains se laissaient persuader[1] qu’il ne s’agissait, pour être sûr d’une place en paradis, que de s’y faire un bon ami ; et qu’on pouvait racheter les injustices les plus criantes, les crimes les plus énormes, par des donations en faveur des églises. Pour ne parler ici que de la France, on lit dans les Gestes du roi Dagobert, fondateur de l’abbaye de Saint-Denis près Paris[2], que ce prince étant mort fut condamné au jugement de Dieu, et qu’un saint ermite nommé Jean, qui demeurait sur les côtes de la mer d’Italie, vit son âme enchaînée dans une barque, et des diables qui la rouaient de coups en la conduisant vers la Sicile, où ils devaient la précipiter dans les gouffres du mont Etna ; que saint Denis avait tout à coup paru dans un globe lumineux, précédé des éclairs et de la foudre, et qu’ayant mis en fuite ces malins esprits, et arraché cette pauvre âme des griffes du plus acharné, il l’avait portée au ciel en triomphe.

Charles Martel au contraire fut damné en corps et en âme, pour avoir donné des abbayes en récompense à ses capitaines, qui, quoique laïques, portèrent le titre d’abbés, comme des femmes mariées eurent depuis celui d’abbesses, et possédèrent des abbayes de filles. Un saint évêque de Lyon, nommé Eucher, étant en oraison, fut ravi en esprit, et mené par un ange en enfer où il vit Charles Martel, et apprit de l’ange que les saints dont ce prince avait dépouillé les églises l’avaient condamné à brûler éternellement en corps et en âme. Saint Eucher écrivit cette révélation à Boniface, évêque de Mayence, et à Fulrad, archichapelain de Pépin le Bref, en les priant d’ouvrir le tombeau de Charles Martel, et de voir si son corps y était. Le tombeau fut ouvert ; le fond en était tout brûlé, et on n’y trouva qu’un gros serpent qui en sortit avec une fumée puante.

Boniface[3] eut l’attention d’écrire à Pépin le Bref et à Car-

  1. Mézerai, tome I, page 225. (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre xxxvii. (Id.)
  3. Mézerai, tome I, page 331. (Id.)