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ABBAYE.

cesse tous les jours d’augmenter ses biens par toutes sortes de moyens, en promettant le paradis et menaçant de l’enfer, et employant le nom de Dieu ou de quelque saint pour persuader aux simples de se dépouiller de leurs biens, et en priver leurs héritiers légitimes, qui par là, réduits à la pauvreté, se croient ensuite les crimes permis, comme le larcin et le pillage ; si c’est avoir quitté le monde que de suivre la passion d’acquérir jusqu’à corrompre par argent de faux témoins pour avoir le bien d’autrui, et de chercher des avoués et des prévôts cruels, intéressés, et sans crainte de Dieu. »

Enfin l’on peut juger des mœurs des réguliers par une harangue de l’an 1493, où l’abbé Trithème dit à ses confrères : « Vous, messieurs les abbés, qui êtes des ignorants et ennemis de la science du salut, qui passez les journées entières dans les plaisirs impudiques, dans l’ivrognerie et dans le jeu ; qui vous attachez aux biens de la terre, que répondrez-vous à Dieu et à votre fondateur saint Benoît ? »

Le même abbé ne laisse pas de prétendre que de droit[1] la troisième partie de tous les biens des chrétiens appartient à l’ordre de saint Benoît ; et que s’il ne l’a pas, c’est qu’on la lui a volée. Il est si pauvre, ajoute-t-il, pour le présent, qu’il n’a plus que cent millions d’or de revenu. Trithème ne dit point à qui appartiennent les deux autres parts ; mais comme il ne comptait de son temps que quinze mille abbayes de bénédictins, outre les petits couvents du même ordre, et que dans le dix-septième siècle il y en avait déjà trente-sept mille, il est clair par la règle de proportion que ce saint ordre devrait posséder aujourd’hui les deux tiers et demi du bien de la chrétienté, sans les funestes progrès de l’hérésie des derniers siècles.

Pour surcroît de douleurs, depuis le concordat fait l’an 1515 entre Léon X et François Ier, le roi de France nommant à presque toutes les abbayes de son royaume, le plus grand nombre est donné en commende à des séculiers tonsurés. Cet usage, peu connu en Angleterre, fit dire plaisamment, en 1694, au docteur Grégori, qui prenait l’abbé Gallois pour un bénédictin[2] : « Le bon père s’imagine que nous sommes revenus à ces temps fabuleux où il était permis à un moine de dire ce qu’il voulait. »

  1. Fra-Paolo, Traité des bénéfices, page 31. (Note de Voltaire.)
  2. Transactions philosophiques. (Id.)