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ART DRAMATIQUE.

Des chefs-d’œuvre tragiques français.

Qu’oserait-on placer parmi ces chefs-d’œuvre reconnus pour tels en France et dans les autres pays, après Iphigénie et Athalie ? Nous mettrions une grande partie de Cinna, les scènes supérieures des Horaces, du Cid, de Pompée, de Polyeucte ; la fin de Rodogune ; le rôle parfait et inimitable de Phèdre, qui l’emporte sur tous les rôles ; celui d’Acomat, aussi beau en son genre ; les quatre premiers actes de Britannicus ; Andromaque tout entière, à une scène près de pure coquetterie ; les rôles tout entiers de Roxane et de Monime, admirables l’un et l’autre dans des genres tout opposés ; des morceaux vraiment tragiques dans quelques autres pièces ; mais après vingt bonnes tragédies, sur plus de quatre mille, qu’avons-nous ? rien. Tant mieux. Nous l’avons dit ailleurs[1] : il faut que le beau soit rare, sans quoi il cesserait d’être beau.

COMÉDIE.

En parlant de la tragédie, je n’ai point osé donner de règles : il y a plus de bonnes dissertations que de bonnes pièces, et si un jeune homme qui a du génie veut connaître les règles importantes de cet art, il lui suffira de lire ce que Boileau en dit dans son Art poétique, et d’en être bien pénétré ; j’en dis autant de la comédie.

J’écarte la théorie, et je n’irai guère au delà de l’historique. Je demanderai seulement pourquoi les Grecs et les Romains firent toutes leurs comédies en vers, et pourquoi les modernes ne les font souvent qu’en prose ? N’est-ce point que l’un est beaucoup plus aisé que l’autre, et que les hommes en tout genre veulent réussir sans beaucoup de travail ? Fénelon fit son Télémaque en prose parce qu’il ne pouvait le faire en vers.

L’abbé d’Aubignac, qui, comme prédicateur du roi, se croyait l’homme le plus éloquent du royaume, et qui, pour avoir lu la Poétique d’Aristote, pensait être le maître de Corneille, fit une tragédie en prose, dont la représentation ne put être achevée, et que jamais personne n’a lue,

Lamotte, s’étant laissé persuader que son esprit était infiniment au-dessus de son talent pour la poésie, demanda pardon au

  1. Dans la Philosophie de l’histoire (devenue l’Introduction de l’Essai sur les Mœurs), tome XI, page 93.