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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/44

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ABBAYE.

Tous ces titres seraient peu de chose, s’ils n’étaient soutenus par des richesses immenses.

Je reçus, il n’y a pas longtemps, une lettre d’un de mes correspondants d’Allemagne ; la lettre commence par ces mots : « Les abbés princes de Kemptem, Elvangen, Eudertl, Murbach, Berglesgaden, Vissembourg, Prum, Stablo, Corvey, et les autres abbés qui ne sont pas princes, jouissent ensemble d’environ neuf cent mille florins de revenu, qui font deux millions cinquante mille livres de votre France au cours de ce jour. De là je conclus que Jésus-Christ n’était pas si à son aise qu’eux. »

Je lui répondis : « Monsieur, vous m’avouerez que les Français sont plus pieux que les Allemands dans la proportion de quatre et seize quarante-unièmes à l’unité : car nos seuls bénéfices consistoriaux de moines, c’est-à-dire ceux qui payent des annates au pape, se montent à neuf millions de rente, à quarante-neuf livres dix sous le marc avec le remède ; et neuf millions sont à deux millions cinquante mille livres comme un est à quatre et seize quarante-unièmes. Delà je conclus qu’ils ne sont pas assez riches, et qu’il faudrait qu’ils eu eussent dix fois davantage. J’ai l’honneur d’être, etc. »

Il me répliqua par cette courte lettre : « Mon cher monsieur, je ne vous entends point ; vous trouvez sans doute avec moi que neuf millions de votre monnaie sont un peu trop pour ceux qui font vœu de pauvreté ; et vous souhaitez qu’ils en aient quatre-vingt-dix ! je vous supplie de vouloir bien m’expliquer cette énigme. »

J’eus l’honneur de lui répondre sur-le-champ : « Mon cher monsieur, il y avait autrefois un jeune homme à qui on proposait d’épouser une femme de soixante ans, qui lui donnerait tout son bien par testament : il répondit qu’elle n’était pas assez vieille. » L’Allemand entendit mon énigme.

Il faut savoir qu’en 1575[1] on proposa dans le conseil de Henri III, roi de France, de faire ériger en commendes séculières toutes les abbayes de moines, et de donner les commendes aux officiers de sa cour et de son armée ; mais comme il fut depuis excommunié et assassiné, ce projet n’eut pas lieu.

Le comte d’Argenson, ministre de la guerre, voulut en 1750 établir des pensions sur les bénéfices en faveur des chevaliers de l’ordre militaire de Saint-Louis ; rien n’était plus simple, plus juste, plus utile : il n’en put venir à bout. Cependant sous Louis XIV, la princesse de Conti avait possédé l’abbaye de Saint-Denis.

  1. Chopin, De sacra Politia, lib. VI. (Note de Voltaire.)