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ABUS DES MOTS.


ABUS DES MOTS[1].


Les livres, comme les conversations, nous donnent rarement des idées précises. Rien n’est si commun que de lire et de converser inutilement.

Il faut répéter ici ce que Locke a tant recommandé : Définissez les termes.

Une dame a trop mangé et n’a point fait d’exercice, elle est malade ; son médecin lui apprend qu’il y a dans elle une humeur peccante, des impuretés, des obstructions, des vapeurs, et lui prescrit une drogue qui purifiera son sang. Quelle idée nette peuvent donner tous ces mots ? la malade et les parents qui écoutent ne les comprennent pas plus que le médecin. Autrefois on ordonnait une décoction de plantes chaudes ou froides au second, au troisième degré.

Un jurisconsulte, dans son institut criminel, annonce que l’inobservation des fêtes et dimanches est un crime de lèse-majesté divine au second chef. Majesté divine donne d’abord l’idée du plus énorme des crimes et du châtiment le plus affreux ; de quoi s’agit-il ? d’avoir manqué vêpres, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde.

Dans toutes les disputes sur la liberté, un argumentant entend presque toujours une chose, et son adversaire une autre. Un troisième survient qui n’entend ni le premier ni le second, et qui n’en est pas entendu.

Dans les disputes sur la liberté, l’un a dans la tête la puissance d’agir, l’autre la puissance de vouloir, le dernier le désir d’exécuter ; ils courent tous trois, chacun dans son cercle, et ne se rencontrent jamais.

Il en est de même dans les querelles sur la grâce. Qui peut comprendre sa nature, ses opérations, et la suffisante qui ne suffit pas, et l’efficace à laquelle on résiste ?

On a prononcé deux mille ans les mots de forme substantielle sans en avoir la moindre notion. On y a substitué les natures plastiques[2] sans y rien gagner.

  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Voyez le chapitre xxviii du Philosophe ignorant (Mélanges, année 1766), et ci-après l’article Âme, troisième section.