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CAUSES FINALES.

une pierre toutes les fois qu’il se rappelle la perte irréparable d’un objet aimé[1] ? Ne vaudrait-il pas mieux être une masse inanimée qu’un superstitieux inquiet qui ne fait que trembler ici-bas sous le joug de son Dieu, et qui prévoit encore des tourments infinis dans une vie future ? Les êtres privés de sentiment, de vie, de mémoire et de pensée, ne sont point affligés par l’idée du passé, du présent, et de l’avenir ; ils ne se croient pas en danger de devenir éternellement malheureux pour avoir mal raisonné, comme tant d’êtres favorisés, qui prétendent que c’est pour eux que l’architecte du monde a construit l’univers.

« Que l’on ne nous dise point que nous ne pouvons avoir l’idée d’un ouvrage sans avoir celle d’un ouvrier distingué de son ouvrage. La nature n’est point un ouvrage : elle a toujours existé par elle-même[2] ; c’est dans son sein que tout se fait ; elle est un atelier immense pourvu de matériaux, et qui fait les instruments dont elle se sert pour agir : tous ses ouvrages sont des effets de son énergie et des agents ou causes qu’elle fait, qu’elle renferme, qu’elle met en action. Des éléments éternels, incréés, indestructibles, toujours en mouvement, en se combinant diversement, font éclore tous les êtres et les phénomènes que nous voyons, tous les effets bons ou mauvais que nous sentons, l’ordre ou le désordre, que nous ne distinguons jamais que par les différentes façons dont nous sommes affectés ; en un mot, toutes les merveilles sur lesquelles nous méditons et raisonnons. Ces éléments n’ont besoin pour cela que de leurs propriétés, soit particulières, soit réunies, et du mouvement qui leur est essentiel, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un ouvrier inconnu pour les arranger, les façonner, les combiner, les conserver et les dissoudre.

« Mais en supposant pour un instant qu’il soit impossible de concevoir l’univers sans un ouvrier qui l’ait formé et qui veille à son ouvrage, où placerons-nous cet ouvrier[3] ? sera-t-il dedans ou hors de l’univers ? est-il matière ou mouvement ? ou bien n’est-il que l’espace, le néant, ou le vide ? Dans tous ces cas, ou il ne serait rien, ou il serait contenu dans la nature et soumis à ses

  1. L’auteur tombe ici dans une inadvertance à laquelle nous sommes tous sujets. Nous disons souvent : J’aimerais mieux être oiseau, quadrupède, que d’être homme, avec les chagrins que j’essuie. Mais quand on tient ce discours, on ne songe pas qu’on souhaite d’être anéanti ; car si vous êtes autre que vous-même, vous n’avez plus rien de vous-même. (Note de Voltaire.)
  2. Vous supposez ce qui est en question, et cela n’est que trop ordinaire à ceux qui font des systèmes. (Id.)
  3. Est-ce à nous à lui trouver sa place ? C’est à lui de nous donner la nôtre. Voyez la Réponse. (Id.)