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CRIMES.

c’est sa fille. Elle est persuadée par les ennemis de sa voisine qu’on a déshonoré sa fille chez cette voisine même, qu’on l’a étranglée, qu’on l’a jetée dans le Rhône. Elle le dit, elle le crie ; la populace le répète. Il se trouve bientôt des gens qui savent parfaitement les moindres détails de ce crime. Toute la ville est en rumeur ; toutes les bouches crient vengeance. Il n’y a rien jusque-là que d’assez commun dans une populace sans jugement ; mais voici le rare, le prodigieux. Le propre fils de cette voisine, un enfant de cinq ans et demi, accuse sa mère d’avoir fait violer sous ses yeux cette malheureuse fille retrouvée dans le Rhône, de l’avoir fait tenir par cinq hommes pendant que le sixième jouissait d’elle. Il a entendu les paroles que prononçait la violée ; il peint ses attitudes ; il a vu sa mère et ces scélérats étrangler cette infortunée immédiatement après la consommation. Il a vu sa mère et les assassins la jeter dans un puits, l’en retirer, l’envelopper dans un drap ; il a vu ces monstres la porter en triomphe dans les places publiques, danser autour du cadavre, et le jeter enfin dans le Rhône. Les juges sont obligés de mettre aux fers tous les prétendus complices ; des témoins déposent contre eux. L’enfant est d’abord entendu, et il soutient avec la naïveté de son âge tout ce qu’il a dit d’eux et de sa mère. Comment imaginer que cet enfant n’ait pas dit la pure vérité ? Le crime n’est pas vraisemblable ; mais il l’est encore moins qu’à cinq ans et demi on calomnie ainsi sa mère ; qu’un enfant répète avec uniformité toutes les circonstances d’un crime abominable et inouï, s’il n’en a pas été le témoin oculaire, s’il n’en a point été vivement frappé, si la force de la vérité ne les arrache à sa bouche.

Tout le peuple s’attend à repaître ses yeux du supplice des accusés.

Quelle est la fin de cet étrange procès criminel ? Il n’y avait pas un mot de vrai dans l’accusation. Point de fille violée, point de jeunes gens assemblés chez la femme accusée, point de meurtre, pas la moindre aventure, pas le moindre bruit. L’enfant avait été suborné, et par qui ? chose étrange, mais vraie ! par deux autres enfants qui étaient fils des accusateurs. Il avait été sur le point de faire brûler sa mère pour avoir des confitures.

Tous les chefs d’accusation réunis étaient impossibles. Le présidial de Lyon, sage et éclairé, après avoir déféré à la fureur publique au point de rechercher les preuves les plus surabondantes pour et contre les accusés, les absout pleinement et d’une voix unanime.

Peut-être autrefois aurait-on fait rouer et brûler tous ces ac-