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CRITIQUE.

damnés à être écorchés et à s’asseoir aux enfers sur un siége couvert de leur peau, au lieu de fleurs de lis ; le lecteur ne s’embarrasse pas si ces juges le méritent ou non; si le complaignant qui les cite devant Pluton a tort ou raison. Il lit ces vers uniquement pour son plaisir : s’ils lui en donnent, il n’en veut pas davantage ; s’ils lui déplaisent, il laisse là l’allégorie, et ne ferait pas un seul pas pour faire confirmer ou casser la sentence.

« Les inimitables tragédies de Racine ont toutes été critiquées, et très-mal ; c’est qu’elles l’étaient par des rivaux. Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai ; mais ces juges compétents sont presque toujours corrompus.

« Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. Cela est difficile à trouver[1]. »

On est accoutumé, chez toutes les nations, aux mauvaises critiques de tous les ouvrages qui ont du succès. Le Cid trouva son Scudéri, et Corneille fut longtemps après vexé par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, soi-disant législateur de théâtre, et auteur de la plus ridicule tragédie[2], toute conforme aux règles qu’il avait données. Il n’y a sorte d’injures qu’il ne dise à l’auteur de Cinna et des Horaces. L’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, aurait bien dû prêcher contre d’Aubignac.

On a vu, chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs pour examiner si ces animaux qu’on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain ; ils rendent compte deux ou trois fois par mois de toutes les maladies régnantes, des mauvais vers faits dans la capitale et dans les provinces, des romans insipides dont l’Europe est inondée, des systèmes de physique nouveaux, des secrets pour faire mourir les punaises. Ils gagnent quelque argent à ce métier, surtout quand ils disent du mal des bons ouvrages, et du bien des mauvais. On peut les comparer aux crapauds qui passent pour sucer le venin de la

  1. Fin de l’article en 1764 ; les trois alinéas qui précèdent ne furent pas reproduits dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. Immédiatement après l’alinéa qui finit par le mot s’amuser, venait celui qui commence par : « On est accoutumé. » (B.)
  2. Zénobie, tragédie en prose jouée en 1645, et à l’occasion de laquelle le grand Condé disait qu’il savait bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais qu’il ne pardonnait point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si méchante tragédie à l’abbé d’Aubignac.