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CURIOSITÉ.


CURIOSITÉ[1].

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem ;
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse nialis careas quia cernere suave est ;
Suave etiam belli certamina magna tueri
Per campos instructa, tua sine parte pericli.
Sed nil dulcius est, bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Despicere unde queas alios, passimque videre
Errare atque viam palantes quaerere vitæ,
Certare ingenio, contendere nobilitate,
Noctes atque dies niti prsestante labore
Ad summas emergere opes rerumque potiri.
O miseras hominum mentes ! o pectora cœca !

(Lucr., lib. II, v. 1 et seq.)

On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots ;
On aime à voir de loin deux terribles armées,
Dans les champs de la mort au combat animées :
Non que le mal d’autrui soit un plaisir si doux ;
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous.
Heureux qui, retiré dans le temple des sages.
Voit en paix sous ses pieds se former les orages ;
Qui rit en contemplant les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés,
Inquiets, incertains du chemin qu’il faut suivre.
Sans penser, sans jouir, ignorant l’art de vivre.
Dans l’agitation consumant leurs beaux jours,
Poursuivant la fortune, et rampant dans les cours !
vanité de l’homme ! ô faiblesse ! ô misère !

Pardon, Lucrèce, je soupçonne que vous vous trompez ici en morale, comme vous vous trompez toujours en physique. C’est, à mon avis, la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger. Cela m’est arrivé ; et je vous jure que mon plaisir, mêlé d’inquiétude et de malaise, n’était point du tout le fruit de ma réflexion, il ne venait point d’une comparaison secrète entre ma sécurité et le danger de ces infortunés : j’étais curieux et sensible.

  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)