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DESTIN.

les destins d’Hector et d’Achille[1] : il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec ; il ne peut s’y opposer ; et dès ce moment, Apollon, le génie gardien d’Hector, est obligé de l’abandonner. Ce n’est pas qu’Homère ne prodigue souvent, et surtout en ce même endroit, des idées toutes contraires, suivant le privilége de l’antiquité ; mais enfin il est le premier chez qui on trouve la notion du destin. Elle était donc très en vogue de son temps.

Les pharisiens, chez le petit peuple juif, n’adoptèrent le destin que plusieurs siècles après : car ces pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d’entre les Juifs, étaient très-nouveaux. Ils mêlèrent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens aux anciennes idées juives. Saint Jérôme prétend même que leur secte n’est pas beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.

Les philosophes n’eurent jamais besoin ni d’Homère ni des pharisiens pour se persuader que tout se fait par des lois immuables, que tout est arrangé, que tout est un effet nécessaire. Voici comme ils raisonnaient.

Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses lois physiques, ou un être suprême l’a formé selon ses lois suprêmes : dans l’un et l’autre cas, ces lois sont immuables ; dans l’un et l’autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l’air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d’ananas. L’instinct d’un épagneul ne peut être l’instinct d’une autruche ; tout est arrangé, engrené et limité.

L’homme ne peut avoir qu’un certain nombre de dents, de cheveux et d’idées ; il vient un temps où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux et ses idées.

Il est contradictoire que ce qui fut hier n’ait pas été, que ce qui est aujourd’hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être puisse ne pas devoir être.

Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu.

Des imbéciles disent : Mon médecin a tiré ma tante d’une maladie mortelle ; il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu’elle ne devait vivre. D’autres, qui font les capables, disent : L’homme prudent fait lui-même son destin.

  1. Iliade, livre XXII. (Note de Voltaire.)