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DIEU, DIEUX.


Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu’elle l’est en effet, par M. Spalanzani, un peu meilleur observateur que Needham[1].

On n’avait pas besoin même de ces observations pour démontrer l’extravagance d’une illusion si palpable. Bientôt les anguilles de Needham allèrent trouver la poule de Bruxelles.

Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux de Lucrèce[2] se laissa surprendre au point que non-seulement il rapporte dans ses notes du livre VIII, page 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu’il fait ce qu’il peut pour en constater la validité.

Voilà donc le nouveau fondement du Système de la nature. L’auteur, dès le second chapitre, s’exprime ainsi :

«[3] En humectant de la farine avec de l’eau, et en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l’aide du microscope, qu’il a produit des êtres organisés dont on croyait la farine et l’eau incapables. C’est ainsi que la nature inanimée peut passer à la vie, qui n’est elle-même qu’un assemblage de mouvements. »

Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement, qu’elle prouvât qu’il n’y a point de Dieu : car il se pourrait très-bien qu’il y eût un être suprême, intelligent et puissant, qui, ayant formé le soleil et tous les astres, daignât former aussi des animalcules sans germe. Il n’y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n’existe pas, et c’est ce qu’assurément personne n’a trouvé ni ne trouvera.

L’auteur traite avec mépris les causes finales, parce que c’est un argument rebattu ; mais cet argument si méprisé est de Cicéron et de Newton. Il pourrait par cela seul faire entrer les athées en quelque défiance d’eux-mêmes. Le nombre est assez grand des sages qui, en observant le cours des astres et l’art prodigieux qui règne dans la structure des animaux et des végétaux, reconnaissent une main puissante qui opère ces continuelles merveilles.

  1. Needham ayant critiqué les découvertes microscopiques de Spallanzani, Spallanzani répliqua en démontrant que ce micrographe avait lui-même commis de nombreuses erreurs dans sa détermination de la nature et des mœurs des infusoires. C’est à la suite de cette polémique que Spallanzani découvrit l’étonnante propriété des infusoires ressuscitants, connus sous le noms de rotifères. (G. A.)
  2. Lagrange, mort en 1775, à trente-sept ans.
  3. Première partie, page 23. (Note de Voltaire.) — Voyez, sur les anguilles de Needham, le ch. xx des Singularités de la nature (dans les Mélanges, année 1768).