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BRACHMANES, BRAMES.

du commun ; ils ont pour les autres âmes une doctrine plus sublime. Ces âmes étant celles des anges jadis rebelles vont se purifiant ; celles des femmes qui s’immolent sont béatifiées, et retrouvent leurs maris tout purifiés : enfin les prêtres ont raison, et les femmes se brûlent.

Il y a plus de quatre mille ans que ce terrible fanatisme est établi chez un peuple doux, qui croirait faire un crime de tuer une cigale. Les prêtres ne peuvent forcer une veuve à se brûler ; car la loi invariable est que ce dévouement soit absolument volontaire. L’honneur est d’abord déféré à la plus ancienne mariée des femmes du mort : c’est à elle de descendre au bûcher ; si elle ne s’en soucie pas, la seconde se présente, ainsi du reste. On prétend qu’il y en eut une fois dix-sept qui se brûlèrent à la fois sur le bûcher d’un raïa[1] ; mais ces sacrifices sont devenus assez rares : la foi s’affaiblit depuis que les mahométans gouvernent une grande partie du pays, et que les Européans négocient dans l’autre.

Cependant il n’y a guère de gouverneurs de Madras et de Pondichéry qui n’aient vu quelque Indienne périr volontairement dans les flammes. M. Holwell rapporte qu’une jeune veuve de dix-neuf ans[2] d’une beauté singulière, mère de trois enfants, se brûla en présence de Mme  Russel, femme de l’amiral, qui était à la rade de Madras : elle résista aux prières, aux larmes de tous les assistants. Mme  Russel la conjura, au nom de ses enfants, de ne les pas laisser orphelins ; l’Indienne lui répondit : « Dieu, qui les a fait naître, aura soin d’eux. » Ensuite elle arrangea tous les préparatifs elle-même, mit de sa main le feu au bûcher, et consomma son sacrifice avec la sérénité d’une de nos religieuses qui allume des cierges.

M. Shernoc[3], négociant anglais, voyant un jour une de ces étonnantes victimes, jeune et aimable, qui descendait dans le bûcher, l’en arracha de force lorsqu’elle allait y mettre le feu, et, secondé de quelques Anglais, l’enleva et l’épousa. Le peuple regarda cette action comme le plus horrible sacrilége.

Pourquoi les maris ne se sont-ils jamais brûlés pour aller retrouver leurs femmes ? Pourquoi un sexe naturellement faible et timide a-t-il eu toujours cette force frénétique ? Est-ce parce

  1. Voltaire a cité plusieurs autres exemples dans le chapitre clvii de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 439.
  2. Voltaire ne donne que dix-huit ans à la veuve, dans la neuvième de ses Lettres chinoises, indiennes, etc. Voyez les Mélanges, année 1776.
  3. Voltaire l’appelle Charnoc, dans la neuvième de ses Lettres chinoises.