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ÉGALITÉ.

besoin d’autre logis et d’autre lit que de celui des daims et des chevreuils ; alors les Gengis-kan et les Tamerlan n’auront de valets que leurs enfants, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état naturel dont jouissent tous les quadrupèdes non domptés, les oiseaux et les reptiles, l’homme serait aussi heureux qu’eux ; la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait : car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n’avez besoin d’aucun service ?

S’il passait par l’esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d’asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible : l’opprimé serait sur le Danube avant que l’oppresseur eût pris ses mesures sur le Volga.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s’ils étaient sans besoins ; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme : ce n’est pas l’inégalité qui est un malheur réel, c’est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s’appelle sa hautesse, tel autre sa sainteté ; mais il est dur de servir l’un ou l’autre.

Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir ; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles : il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu’elles regorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l’autre va l’attaquer et est battue. La famille servante est l’origine des domestiques et des manœuvres ; la famille battue est l’origine des esclaves.

Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes : l’une, de riches qui commandent ; l’autre, de pauvres qui servent; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes[1].

Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire : « Je suis homme comme vous ; j’ai deux mains et deux pieds, autant d’orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi inconséquent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de Saint-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard : donnez-moi ma part

  1. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique l’article n’avait qu’une section, et immédiatement après le mot différentes, on lisait :

    « Tous les opprimés ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, etc. » Voyez le commencement de la deuxième section. (B.)