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ÉLOQUENCE.

sion des œuvres du grand nombre qui est dans cette église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? En trouverait-il un seul ? » (Il y a eu plusieurs éditions différentes de ce discours ; mais le fond est le même dans toutes.)

Cette figure, la plus hardie qu’on ait jamais employée, et en même temps la plus à sa place, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les nations anciennes et modernes ; et le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. De pareils chefs-d’œuvre sont très-rares ; tout est d’ailleurs devenu lieu commun. Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands modèles feraient mieux de les apprendre par cœur et de les débiter à leur auditoire (supposé encore qu’ils eussent ce talent si rare de la déclamation), que de prêcher dans un style languissant des choses aussi rebattues qu’utiles[1].

On demande si l’éloquence est permise aux historiens : celle qui leur est propre consiste dans l’art de préparer les événements, dans leur exposition toujours élégante, tantôt vive et pressée, tantôt étendue et fleurie ; dans la peinture vraie et forte des mœurs générales et des principaux personnages ; dans les réflexions incorporées naturellement au récit, et qui n’y paraissent point ajoutées. L’éloquence de Démosthène ne convient point à Thucydide ; une harangue directe qu’on met dans la bouche d’un héros qui ne la prononça jamais n’est guère qu’un beau défaut, au jugement de plusieurs esprits éclairés[2].

Si pourtant ces licences pouvaient quelquefois se permettre, voici une occasion où Mézerai, dans sa grande Histoire, semble obtenir grâce pour cette hardiesse approuvée chez les anciens ; il est égal à eux pour le moins dans cet endroit : c’est au commencement du règne de Henri IV, lorsque ce prince, avec très-peu de troupes, était pressé auprès de Dieppe par une armée de trente mille hommes, et qu’on lui conseillait de se retirer en Angleterre. Mézerai s’élève au-dessus de lui-même en faisant parler ainsi le maréchal de Biron, qui d’ailleurs était un homme de génie, et qui peut fort bien avoir dit une partie de ce que l’historien lui

  1. On lit utiles dans l’Encyclopédie, où, comme je l’ai dit, ce morceau a été imprimé pour la première fois en 1755 ; dans le tome II des Nouveaux Mélanges, où l’article avait été reproduit en 1765 ; dans le tome V des Questions sur l’Encyclopédie, publié en 1771, ainsi que dans les éditions in-4o, et de 1775. L’édition de Kehl et, d’après elle, quelques autres, portent inutiles. (B.)
  2. Fin de l’article en 1771. Ce qui suit existait en 1755, dans l’Encyclopédie, et même dans la réimpression de 1765 dont j’ai parlé. Sa suppression justifie la note que Voltaire mit en tête en 1771 : c’est aux éditeurs de Kehl que l’on doit le rétablissement de ce passage. (B.)