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ENCHANTEMENT.

prédécesseurs, joua de la musette mieux que les autres bergers, ou bien il se servit du chant. Tous les animaux domestiques accouraient à sa voix. On supposa bien vite que les ours et les tigres étaient de la partie : ce premier pas aisément fait, on n’eut pas de peine à croire que les Orphées faisaient danser les pierres et les arbres.

Si on fait danser un ballet à des rochers et à des sapins, il en coûte peu de bâtir des villes en cadence ; les pierres de taille viennent s’arranger d’elles-mêmes lorsque Amphion chante : il ne faut qu’un violon pour construire une ville, et un cornet à bouquin pour la détruire.

L’enchantement des serpents doit avoir une cause encore plus spécieuse. Le serpent n’est point un animal vorace et porté à nuire. Tout reptile est timide. La première chose que fait un serpent (du moins en Europe) dès qu’il voit un homme, c’est de se cacher dans un trou comme un lapin et un lézard. L’instinct de l’homme est de courir après tout ce qui s’enfuit, et de fuir lui-même devant tout ce qui court après lui, excepté quand il est armé, qu’il sent sa force, et surtout qu’on le regarde.

Loin que le serpent soit avide de sang et de chair, il ne se nourrit que d’herbe, et passe un temps très-considérable sans manger : s’il avale quelques insectes, comme font les lézards, les caméléons, en cela il nous rend service.

Tous les voyageurs disent qu’il y en a de très-longs et de très-gros ; mais nous n’en connaissons point de tels en Europe. On n’y voit point d’homme, point d’enfant qui ait été attaqué par un gros serpent ni par un petit ; les animaux n’attaquent que ce qu’ils veulent manger, et les chiens ne mordent les passants que pour défendre leurs maîtres. Que ferait un serpent d’un petit enfant ? quel plaisir aurait-il à le mordre ? il ne pourrait en avaler le petit doigt. Les serpents mordent, et les écureuils aussi, mais quand on leur fait du mal.

Je veux croire qu’il y a eu des monstres dans l’espèce des serpents comme dans celle des hommes ; je consens que l’armée de Régulus se soit mise sous les armes en Afrique contre un dragon, et que depuis il y ait eu un Normand qui ait combattu contre la gargouille ; mais on m’avouera que ces cas sont rares.

Les deux serpents qui vinrent de Ténédos[1] exprès pour dévorer Laocoon et deux grands garçons de vingt ans, aux yeux de toute l’armée troyenne, sont un beau prodige, digne d’être transmis à la

  1. Voyez l’Énéide, chant II.