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ENTHOUSIASME.

il ne manque pas de le voir en songe. Quelquefois même, dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux ; il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, et cette maladie devient souvent incurable.

La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’enthousiasme ; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.

L’enthousiasme est précisément comme le vin : il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses, qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité : c’est ce qui arrive dans les grands mouvements d’éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L’enthousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes.

Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art : c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, et c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

Comment le raisonnement peut-il gouverner l’enthousiasme ? c’est qu’un poëte dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions ; alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit : c’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière ; mais la carrière est régulièrement tracée.

L’enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment ; quelquefois même il se fait place jusque dans l’églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile (vers 58 et suivants) :

Jam mihi per rupes videor lucosque sonantes
Ire ; libet partho torquere cydonia cornu
Spicula : tanquam hæc sint nostri medicina furoris,
Aut deus ille malis hominum mitescere discat !

Le style des épîtres, des satires , réprouve l’enthousiasme : aussi n’en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope.

Nos odes, dit-on, sont de véritables chants d’enthousiasme : mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont souvent moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. Jetez les yeux sur la plupart des stances de la belle Ode à la Fortune, de Jean-Baptiste Rousseau :