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ENTHOUSIASME.

Ce qui est toujours fort à craindre dans l’enthousiasme, c’est de se livrer à l’ampoulé, au gigantesque, au galimatias. En voici un grand exemple dans l’ode sur la naissance d’un prince du sang royal :

Où suis-je ? quel nouveau miracle
Tient encor mes sens enchantés ?
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore :
L’univers se reforme encore
Dans les abîmes du chaos ;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

(J.-B. Rousseau, Ode sur la naissance du duc de Bretagne

Nous prendrons cette occasion pour dire qu’il y a peu d’enthousiasme dans l’Ode sur la prise de Namur.

Le hasard m’a fait tomber entre les mains une critique[1] très-injuste du poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert, et de la traduction des Géorgiques, de Virgile, par M. Delille. L’auteur, acharné à décrier tout ce qui est louable dans les auteurs vivants, et à louer ce qui est condamnable dans les morts, veut faire admirer cette strophe :

Je vois monter nos cohortes
La flamme et le fer en main.
Et sur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques,
S’ouvrir un large chemin.

(Boileau, Ode sur la prise de Namur.)

Il ne s’aperçoit pas que les termes de piques et de brigues font un effet très-désagréable ; que ce n’est point un grand effort de monter sur des briques, que l’image de briques est très-faible après celle des morts ; qu’on ne monte point sur des monceaux de piques, et que jamais on n’a entassé de piques pour aller à l’assaut ; qu’on ne s’ouvre point un large chemin sur des rocs ; qu’il fallait dire : « Je vois nos cohortes s’ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brisées, et sur des morts entassés ; »

  1. C’est le volume de J.-M.-B. Clément, intitulé Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Géorgiques de Virgile, et les poëmes des Saisons, de la Déclamation, et de la Peinture ; 1771, petit in-8o.