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CARÊME.



CARÊME.


SECTION PREMIÈRE[1].


Nos questions sur le carême ne regarderont que la police. Il paraît utile qu’il y ait un temps dans l’année où l’on égorge moins de bœufs, de veaux, d’agneaux, de volaille. On n’a point encore de jeunes poulets ni de pigeons en février et en mars, temps auquel le carême arrive. Il est bon de faire cesser le carnage quelques semaines dans les pays où les pâturages ne sont pas aussi gras que ceux de l’Angleterre et de la Hollande.

Ces magistrats de la police ont très-sagement ordonné que la viande fût un peu plus chère à Paris, pendant ce temps, et que le profit en fût donné aux hôpitaux. C’est un tribut presque insensible que payent alors le luxe et la gourmandise à l’indigence : car ce sont les riches, qui n’ont pas la force de faire carême ; les pauvres jeûnent toute l’année.

Il est très-peu de cultivateurs qui mangent de la viande une fois par mois. S’il fallait qu’ils en mangeassent tous les jours, il n’y en aurait pas assez pour le plus florissant royaume. Vingt millions de livres de viande par jour feraient sept milliards trois cents millions de livres par année. Ce calcul est effrayant.

Le petit nombre de riches, financiers, prélats, principaux magistrats, grands seigneurs, grandes dames, qui daignent faire servir du maigre[2] à leurs tables, jeûnent pendant six semaines avec des soles, des saumons, des vives, des turbots, des esturgeons.

Un de nos plus fameux financiers[3] avait des courriers qui lui apportaient chaque jour pour cent écus de marée à Paris. Cette dépense faisait vivre les courriers, les maquignons qui avaient vendu les chevaux, les pêcheurs qui fournissaient le poisson, les fabricateurs de filets (qu’on nomme en quelques endroits les filetiers), les constructeurs de bateaux, etc., les épiciers chez lesquels on prenait toutes les drogues raffinées qui donnent au poisson un goût supérieur à celui de la viande. Lucullus n’aurait pas fait carême plus voluptueusement.

  1. Cette première section composait, en 1770, tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. (B.)
  2. Pourquoi donner le nom de maigre à des poissons plus gras que les poulardes, et qui donnent de si terribles indigestions ? (Note de Voltaire.)
  3. Bouret. Voyez ce que Voltaire a déjà dit du carême dans sa Requête à tous les magistrats, première partie (Mélanges, année 1769).