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FÊTES.

je gagne trente-cinq sous. Ma femme, qui travaille en passements, en gagnerait quinze s’il lui était possible d’y donner tout son temps ; mais comme les soins du ménage, les maladies de couches ou autres, la détournent étrangement, je réduis son profit à dix sous, ce qui fait quarante-cinq sous journellement que nous apportons au ménage. Si l’on déduit de l’année quatre-vingt-deux jours de dimanches ou de fêtes, l’on aura deux cent quatre-vingt-quatre jours profitables, qui, à quarante-cinq sous, font six cent trente-neuf livres. Voilà mon revenu.

Voici les charges :

J’ai huit enfants vivants, et ma femme est sur le point d’accoucher du onzième, car j’en ai perdu deux. Il y a quinze ans que je suis marié. Ainsi je puis compter annuellement vingt-quatre livres pour les frais de couches et de baptême, cent huit livres pour l’année de deux nourrices, ayant communément deux enfants en nourrice, quelquefois même trois. Je paye de loyer, à un quatrième, cinquante-sept livres, et d’imposition quatorze livres. Mon profit se trouve donc réduit à quatre cent trente-six livres, ou à vingt-cinq sous trois deniers par jour, avec lesquels il faut se vêtir, se meubler, acheter le bois, la chandelle, et faire vivre ma femme et six enfants.

Je ne vois qu’avec effroi arriver des jours de fête. Il s’en faut très-peu, je vous en fais ma confession, que je ne maudisse leur institution. Elles ne peuvent avoir été instituées, disais-je, que par les commis des aides, par les cabaretiers, et par ceux qui tiennent les guinguettes.

Mon père m’a fait étudier jusqu’à ma seconde, et voulait à toute force que je fusse moine, me faisant entrevoir dans cet état un asile assuré contre le besoin ; mais j’ai toujours pensé que chaque homme doit son tribut à la société, et que les moines sont des guêpes inutiles qui mangent le travail des abeilles. Je vous avoue pourtant que quand je vois Jean C***, avec lequel j’ai étudié, et qui était le garçon le plus paresseux du collége, posséder les premières places chez les prémontrés, je ne puis m’empêcher d’avoir quelques regrets de n’avoir pas écouté les avis de mon père.

Je suis à la troisième fête de Noël, j’ai engagé le peu de meubles que j’avais, je me suis fait avancer une semaine par mon bourgeois, je manque de pain, comment passer la quatrième fête ? Ce n’est pas tout ; j’en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu ! huit fêtes dans quinze jours ! est-ce vous qui l’ordonnez ?