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GENS DE LETTRES.

d’hui. On ne donne point ce nom à un homme qui, avec peu de connaissances, ne cultive qu’un seul genre. Celui qui, n’ayant lu que des romans, ne fera que des romans ; celui qui, sans aucune littérature, aura composé au hasard quelques pièces de théâtre ; qui, dépourvu de science, aura fait quelques sermons, ne sera pas compté parmi les gens de lettres. Ce titre a, de nos jours, encore plus d’étendue que le mot grammairien n’en avait chez les Grecs et chez les Latins. Les Grecs se contentaient de leur langue, les Romains n’apprenaient que le grec ; aujourd’hui l’homme de lettres ajoute souvent à l’étude du grec et du latin celle de l’italien, de l’espagnol, et surtout de l’anglais, La carrière de l’histoire est cent fois plus immense qu’elle ne l’était pour les anciens, et l’histoire naturelle s’est accrue à proportion de celle des peuples. On n’exige pas qu’un homme de lettres approfondisse toutes ces matières : la science universelle n’est plus à la portée de l’homme ; mais les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différents terrains, s’ils ne peuvent les cultiver tous.

Autrefois dans le xvie siècle, et bien avant dans le xviie, les littérateurs s’occupaient beaucoup dans la critique grammaticale des auteurs grecs et latins ; et c’est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les éditions correctes, les commentaires des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Aujourd’hui cette critique est moins nécessaire, et l’esprit philosophique lui a succédé : c’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractère des gens de lettres ; et quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli.

C’est un des grands avantages de notre siècle que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie, et qui jugent également bien d’un livre de métaphysique et d’une pièce de théâtre. L’esprit du siècle les a rendus pour la plupart aussi propres pour le monde que pour le cabinet : et c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siècles prédédents. Ils furent écartés de la société jusqu’au temps de Balzac et de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Cette raison approfondie et épurée que plusieurs ont répandue dans leurs conversations a contribué beaucoup à instruire et à polir la nation : leur critique ne s’est plus consumée sur des mots grecs et latins ; mais, appuyée d’une saine philosophie, elle a détruit tous les préjugés dont la société était infectée : prédictions des astrologues, divination des magiciens, sortiléges de toute espèce, faux prestiges, faux merveilleux, usages supersti-