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GLOIRE, GLORIEUX.

— Tudieu ! dit le Chinois, un lac de cent cinquante lieues dans un terrain qui en avait soixante de large, cela est bien beau !

— Tout le monde était sage dans ce pays-là, ajouta le docteur.

— Ô le bon temps que c’était ! dit le Chinois. Mais est-ce là tout ?

— Non, répliqua l’Européan ; il est question encore de ces célèbres Grecs.

— Qui sont ces Grecs ? dit le lettré.

— Ah ! continua l’autre, il s’agit de cette province, à peu près grande comme la deux-centième partie de la Chine, mais qui a tant fait de bruit dans tout l’univers.

— Jamais je n’ai ouï parler de ces gens-là, ni au Mogol, ni au Japon, ni dans la Grande-Tartarie, dit le Chinois d’un air ingénu.

— Ah, ignorant ! ah, barbare ! s’écria poliment notre savant, vous ne connaissez donc point Épaminondas le Thébain, ni le port de Pirée, ni le nom des deux chevaux d’Achille, ni comment se nommait l’âne de Silène ? Vous n’avez entendu parler ni de Jupiter, ni de Diogène, ni de Laïs, ni de Cybèle, ni de...

— J’ai bien peur, répliqua le lettré, que vous ne sachiez rien de l’aventure éternellement mémorable du célèbre Xixofou Concochigzamki, ni des mystères du grand Fi psi hi hi. Mais, de grâce, quelles sont encore les choses inconnues dont traite cette histoire universelle ? »

Alors le savant parla un quart d’heure de suite de la république romaine ; et quand il vint à Jules César, le Chinois l’interrompit, et lui dit :

« Pour celui-là, je crois le connaître ; n’était-il pas Turc[1] ?

— Comment ! dit le savant échauffé, est-ce que vous ne savez pas au moins la différence qui est entre les païens, les chrétiens, et les musulmans ? est-ce que vous ne connaissez point Constantin, et l’histoire des papes ?

— Nous avons entendu parler confusément, répondit l’Asiatique, d’un certain Mahomet.

— Il n’est pas possible, répliqua l’autre, que vous ne connaissiez au moins Luther, Zuingle, Bellarmin, Œcolampade.

— Je ne retiendrai jamais ces noms-là, dit le Chinois. »

Il sortit alors, et alla vendre une partie considérable de thé pekoe et de fin grogram[2], dont il acheta deux belles filles et

  1. Il n’y a pas longtemps que les Chinois prenaient tous les Européans pour des mahométans. (Note de Voltaire.)
  2. Espèce d’étoffe de soie. (K.)