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GRÂCE (DE LA).

tôt aux Grecs, tantôt aux Troyens, voilà une nouvelle preuve que tout se fait par la grâce d’en-haut.

Sarpédon, et ensuite Patrocle, sont des braves à qui la grâce a manqué tour à tour.

Il y a eu des philosophes qui n’ont pas été de l’avis d’Homère. Ils ont prétendu que la Providence générale ne se mêlait point immédiatement des affaires des particuliers ; qu’elle gouvernait tout par des lois universelles ; que Thersite et Achille étaient égaux devant elle ; et que ni Calchas, ni Talthybius, n’avaient jamais eu de grâce versatile ou congrue.

Selon ces philosophes, le chiendent et le chêne, la mite et l’éléphant, l’homme, les éléments et les astres, obéissent à des lois invariables, que Dieu, immuable comme elles, établit de toute éternité[1].

Ces philosophes n’auraient admis ni la grâce de santé de Saint Thomas, ni la grâce médicinale de Cajetan. Ils n’auraient pu expliquer l’extérieure, l’intérieure, la coopérante, la suffisante, la congrue, la prévenante, etc. Il leur aurait été difficile de se ranger à l’avis de ceux qui prétendent que le maître absolu des hommes donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l’autre ; qu’il ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d’être son courrier.

Ils pensent que l’éternel Demiourgos, qui a donné des lois à tant de millions de mondes gravitant les uns vers les autres, et se prêtant mutuellement la lumière qui émane d’eux, les tient tous sous l’empire de ses lois générales, et qu’il ne va point créer des vents nouveaux pour remuer des brins de paille dans un coin de ce monde.

Ils disent que si un loup trouve dans son chemin un petit chevreau pour son souper, et si un autre loup meurt de faim, Dieu ne s’est point occupé de faire au premier loup une grâce particulière.

Nous ne prenons aucun parti entre ces philosophes et Homère, ni entre les jansénistes et les molinistes. Nous félicitons ceux qui croient avoir des grâces prévenantes ; nous compatissons de tout notre cœur à ceux qui se plaignent de n’en avoir que de versatiles ; et nous n’entendons rien au congruisme.

Si un Bergamasque reçoit le samedi une grâce prévenante qui le délecte au point de faire dire une messe pour douze sous chez les carmes, célébrons son bonheur. Si le dimanche il court

  1. Voyez l’article Providence. (Note de Voltaire.)