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HOMME.

Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses qu’il faut souvent, dans le nord de l’Amérique, qu’une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l’image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l’année pour avoir du pain.

Ajoutez à ce pain ou à l’équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l’homme tel qu’il est en général d’un bout de l’univers à l’autre. Et ce n’est que dans une multitude de siècles qu’il a pu arriver à ce haut degré.

Enfin, après d’autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze ; l’opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. Je doute qu’on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l’étendue est semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d’animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don de la parole, s’apercevant à peine qu’ils sont malheureux, vivant et mourant sans presque le savoir.

EXAMEN D’UNE PENSÉE DE PASCAL SUR L’HOMME.

« Je puis concevoir un homme sans mains, sans pieds, et je le concevrais même sans tête, si l’expérience ne m’apprenait que c’est par là qu’il pense. C’est donc la pensée qui fait l’être de l’homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. » (Pensées de Pascal, Ire partie, iv, 2.)

Comment concevoir un homme sans pieds, sans mains et sans tête ? Ce serait un être aussi différent d’un homme que d’une citrouille.

Si tous les hommes étaient sans tête, comment la vôtre concevrait-elle que ce sont des animaux comme vous, puisqu’ils n’auraient rien, de ce qui constitue principalement votre être ? Une tête est quelque chose, les cinq sens s’y trouvent ; la pensée aussi. Un animal qui ressemblerait de la nuque du cou en bas à un homme, ou à un de ces singes qu’on nomme orang-outang ou l’homme des bois, ne serait pas plus un homme qu’un singe ou qu’un ours à qui on aurait coupé la tête et la queue.

« C’est donc la pensée qui fait l’être de l’homme, etc. » En ce cas la pensée serait son essence, comme l’étendue et la solidité sont l’essence de la matière. L’homme penserait essentiellement