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INFINI.

Au moins il semble que nous ne pouvons guère attribuer à Dieu une justice infinie, semblable à la justice contradictoire de cette femme et de ce sauvage. Et cependant quand nous disons : Dieu est juste, nous ne pouvons prononcer ces mots que d’après nos idées de justice.

Nous ne connaissons point de vertu plus agréable que la franchise, la cordialité. Mais si nous allions admettre dans Dieu une franchise, une cordialité infinie, nous risquerions de dire une grande sottise.

Nous avons des notions si confuses des attributs de l’Être suprême que des écoles admettent en lui une prescience, une prévision inflnie qui exclut tout événement contingent ; et d’autres écoles admettent une prévision qui n’exclut pas la contingence.

Enfln, depuis que la Sorbonne a déclaré que Dieu peut faire qu’un bâton n’ait pas deux bouts, qu’une chose peut être à la fois et n’être pas, on ne sait plus que dire. On craint toujours d’avancer une hérésie[1].

Ce qu’on peut affirmer sans crainte, c’est que Dieu est infini, et que l’esprit de l’homme est bien borné.

L’esprit de l’homme est si peu de chose que Pascal a dit : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties ? Je veux vous faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point mathématique se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et tout entier dans chaque endroit. »

On n’a jamais rien avancé de plus complètement absurde ; et cependant c’est l’auteur des Lettres provinciales qui a dit cette énorme sottise. Cela doit faire trembler tout homme de bon sens.


SECTION II.
HISTOIRE DE L’INFINI[2].

Les premiers géomètres se sont aperçus, sans doute, dès l’onzième ou douzième proposition, que s’ils marchaient sans s’égarer, ils étaient sur le bord d’un abîme, et que les petites vérités incontestables qu’ils trouvaient étaient entourées de l’in-

  1. Histoire de l’Université, par Duboullay. (Note de Voltaire.)
  2. Cet article, qui n’était pas dans les éditions de Kehl, formait, en 1738-39, le chapitre xix des Mélanges de littérature. (B.)