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EXAGÉRATION.

montagnes pour les laisser à leur place ; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.

L’ode, dans tous les temps, a été consacrée à l’exagération. Aussi plus une nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n’apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.

De tous les genres de poésie, celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c’est la tragédie. Quand la nation n’a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l’esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.

Rotrou, qui, avec du génie, travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l’année 1636 son Hercule mourant, commence par faire parler ainsi son héros (acte I, scène i) :

Père de la clarté, grand astre, âme du monde,
Quels termes n’a franchis ma course vagabonde ?
Sur quels bords a-t-on vu tes rayons étalés
Où ces bras triomphants ne se soient signalés ?
J’ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu’où les rayons ont porté ta lumière ;
J’ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j’ai vu la nature au-delà de mes pas.
Neptune et ses Tritons ont vu d’un œil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L’air tremble comme l’onde au seul bruit de mon nom,
Et n’ose plus servir la haine de Junon.
Mais qu’en vain j’ai purgé le séjour où nous sommes !
Je donne aux immortels la peur que j’ôte aux hommes.

On voit par ces vers combien l’exagéré, l’ampoulé, le forcé, étaient encore à la mode ; et c’est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille.

Il n’y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe[1]. Il fut le premier en France qui non-seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions, et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n’y a rien d’exagéré, rien d’ampoulé, dans cette pièce. L’auteur tomba dans un vice tout contraire :

  1. La Sophonisbe de Mairet fut jouée en 1629 ; celle de Corneille l’a été en 1663 ; Voltaire, en 1770, a publié une Sophonisbe. Voyez tome VI du Théâtre.