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JULIEN.

le philosophe, et l’empereur, et qu’on cherche le prince qu’on osera lui préférer. S’il eût vécu seulement dix ans de plus, il y a grande apparence qu’il eût donné une tout autre forme à l’Europe que celle qu’elle a aujourd’hui.

La religion chrétienne a dépendu de sa vie : les efforts qu’il fit pour la détruire ont rendu son nom exécrable aux peuples qui l’ont embrassée. Les prêtres chrétiens ses contemporains l’accusèrent de presque tous les crimes, parce qu’il avait commis le plus grand de tous à leurs yeux, celui de les abaisser. Il n’y a pas encore longtemps qu’on ne citait son nom qu’avec l’épithète d’Apostat ; et c’est peut-être le plus grand effort de la raison qu’on ait enfin cessé de le désigner de ce surnom injurieux. Les bonnes études ont amené l’esprit de tolérance chez les savants. Qui croirait que dans un Mercure de Paris de l’année 1741, l’auteur reprend vivement un écrivain d’avoir manqué aux bienséances les plus communes en appelant cet empereur Julien l’Apostat ? Il y a cent ans que quiconque ne l’eût pas traité d’apostat eût été traité d’athée.

Ce qui est très-singulier et très-vrai, c’est que si vous faites abstraction des disputes entre les païens et les chrétiens, dans lesquelles il prit parti ; si vous ne suivez cet empereur ni dans les églises chrétiennes ni aux temples idolâtres ; si vous le suivez dans sa maison, dans les camps, dans les batailles, dans ses mœurs, dans sa conduite, dans ses écrits, vous le trouvez partout égal à Marc-Aurèle. Ainsi cet homme, qu’on a peint abominable, est peut-être le premier des hommes, ou du moins le second. Toujours sobre, toujours tempérant, n’ayant jamais eu de maîtresses, couchant sur une peau d’ours, et y donnant, à regret encore, peu d’heures au sommeil, partageant son temps entre l’étude et les affaires, généreux, capable d’amitié, ennemi du faste, on l’eût admiré s’il n’eût été que particulier.

Si on regarde en lui le héros, on le voit toujours à la tête des troupes, rétablissant la discipline militaire sans rigueur, aimé des soldats, et les contenant ; conduisant presque toujours à pied ses armées, et leur donnant l’exemple de toutes les fatigues ; toujours victorieux dans toutes ses expéditions jusqu’au dernier moment de sa vie, et mourant enfin en faisant fuir les Perses. Sa mort fut d’un héros, et ses dernières paroles d’un philosophe. « Je me soumets, dit-il, avec joie aux décrets éternels du Ciel, convaincu que celui qui est épris de la vie quand il faut mourir est plus lâche que celui qui voudrait mourir quand il faut vivre. » Il s’entretient à sa dernière heure de l’immortalité