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LANGUES.

Ce qui rend encore le français plus commun, c’est la perfection où le théâtre a été porté dans cette langue. C’est à Cinna, à Phèdre, au Misanthrope, qu’elle a dû sa vogue, et non pas aux conquêtes de Louis XIV.

Elle n’est ni si abondante et si maniable que l’italien, ni si majestueuse que l’espagnol, ni si énergique que l’anglais ; et cependant elle a fait plus de fortune que ces trois langues, par cela seul qu’elle est plus de commerce, et qu’il y a plus de livres agréables chez elle qu’ailleurs : elle a réussi comme les cuisiniers de France, parce qu’elle a plus flatté le goût général.

Le même esprit qui a porté les nations à imiter les Français dans leurs ameublements, dans la distribution des appartements, dans les jardins, dans la danse, dans tout ce qui donne de la grâce, les a portées aussi à parler leur langue. Le grand art des bons écrivains français est précisément celui des femmes de cette nation, qui se mettent mieux que les autres femmes de l’Europe, et qui sans être plus belles le paraissent par l’art de leur parure, par les agréments nobles et simples qu’elles se donnent si naturellement.

C’est à force de politesse que cette langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu’on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales ; du mois d’Augustus on fit le mois d’août.

Il n’y a pas longtemps qu’un prince allemand, croyant qu’en France on ne prononçait jamais autrement le terme d’Auguste, appelait le roi Auguste de Pologne le roi Août.

De pavo nous fîmes paon ; nous le prononcions comme phaon ; et aujourd’hui nous disons pan.

De lupus on avait fait loup, et on faisait entendre le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu’on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu’on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de sauvages.

C’est quand les mœurs se sont adoucies qu’on a aussi adouci la langue : elle était agreste comme nous, avant que François Ier eût appelé les femmes à sa cour. Il eût autant valu parler l’ancien celte que le français du temps de Charles VIII et de Louis XII ; l’allemand n’était pas plus dur. Tous les imparfaits avaient un son affreux ; chaque syllabe se prononçait dans aimaient, faisaient, croyaient ; on disait : ils croy-oi-ent : c’était un croassement de corbeaux, comme dit l’empereur Julien du langage celte, plutôt qu’un langage d’hommes.