Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/632

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
622
LOIS.

C’était la grande île d’Attole, très-peuplée et très-civilisée ; dès qu’il aborda on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d’Attole ; il se plaignit très-amèrement de la façon inhospitalière dont on l’avait reçu : on lui dit que c’était la loi, et que depuis que l’île avait été sur le point d’être surprise par les habitants de celle d’Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole seraient mis en servitude. « Ce ne peut être une loi, dit l’essénien, car elle n’est pas dans le Pentateuque. » On lui répondit qu’elle était dans le Digeste du pays, et il demeura esclave : il avait heureusement un très-bon maître fort riche, qui le traita bien, et auquel il s’attacha beaucoup.

Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître et pour voler ses trésors ; ils demandèrent aux esclaves s’il était à la maison, et s’il avait beaucoup d’argent. « Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu’il n’a point d’argent, et qu’il n’est point à la maison. » Mais l’essénien dit : « La loi ne permet pas de mentir ; je vous jure qu’il est à la maison, et qu’il a beaucoup d’argent. » Ainsi le maître fut volé et tué. Les esclaves accusèrent l’essénien devant les juges d’avoir trahi son patron ; l’essénien dit qu’il ne voulait mentir, et qu’il ne mentirait pour rien au monde ; et il fut pendu.

On me contait cette histoire et bien d’autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j’allai à Versailles pour quelques affaires ; je vis passer une belle femme suivie de plusieurs belles femmes. « Quelle est cette belle femme ? » dis-je à mon avocat en parlement, qui était venu avec moi ; car j’avais un procès en parlement à Paris, pour mes habits qu’on m’avait faits aux Indes, et je voulais toujours avoir mon avocat à mes côtés. « C’est la fille du roi, dit-il ; elle est charmante et bienfaisante ; c’est bien dommage que, dans aucun cas, elle ne puisse jamais être reine de France. — Quoi ! lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents et les princes du sang (ce qu’à Dieu ne plaise !), elle ne pourrait hériter du royaume de son père ? — Non, dit l’avocat, la loi salique s’y oppose formellement. — Et qui a fait cette loi salique ? dis-je à l’avocat. — Je n’en sais rien, dit-il ; mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu’en terre salique fille n’hériterait pas d’un aleu ; et cette loi a été adoptée en terre non salique. — Et moi, lui dis-je, je la casse ; vous m’avez assuré que cette princesse est charmante et bienfaisante : donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu’il ne restât