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LETTRES SUR ŒDIPE.

pas dans la nécessité de faire de pareilles notes sur les tragédies de Racine et de Corneille ; il n’y a que les Horaces qui auraient besoin d’un tel commentaire ; mais le cinquième acte des Horaces n’en paraîtrait pas moins défectueux.

Je ne puis m’empêcher de parler ici d’un endroit du cinquième acte de Sophocle, que Longin a admiré, et que Despréaux a traduit[1] :

Hymen, funeste hymen, tu m’as donné la vie ;
Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé
Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;
Et par là tu produis et des fils et des pères.
Des frères, des maris, des femmes et des mères,
Et tout ce que du sort la maligne fureur
Fit jamais voir au jour et de honte et d’horreur.

Premièrement, il fallait exprimer que c’est dans la même personne qu’on trouve ces mères et ces maris ; car il n’y a point de mariage qui ne produise de tout cela. En second lieu, on ne passerait point aujourd’hui à Œdipe de faire une si curieuse recherche des circonstances de son crime, et d’en combiner ainsi toutes les horreurs ; tant d’exactitude à compter tous ses titres incestueux, loin d’ajouter à l’atrocité de l’action, semble plutôt l’affaiblir.

Ces deux vers de Corneille[2] disent beaucoup plus :

Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;
Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.

Les vers de Sophocle sont d’un déclamateur, et ceux de Corneille sont d’un poëte.

Vous voyez que, dans la critique de l’Œdipe de Sophocle, je ne me suis attaché à relever que les défauts qui sont de tous les temps et de tous les lieux : les contradictions, les absurdités, les vaines déclamations, sont des fautes par tout pays. Je ne suis point étonné que, malgré tant d’imperfections, Sophocle ait surpris l’admiration de son siècle : l’harmonie de ses vers et le pathétique qui règne dans son style ont pu séduire les Athéniens, qui, avec tout leur esprit et toute leur politesse, ne pouvaient avoir une juste idée de la perfection d’un art qui était encore dans son enfance.

Sophocle touchait au temps où la tragédie lut inventée : Eschyle, contemporain de Sophocle, était le premier qui se fût[3] avisé de

  1. Traité du sublime, chapitre XIX.
  2. Œdipe, V, v.
  3. Toutes les éditions du vivant de l’auteur portent : « qui s’était ». (B.)