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SECONDE ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.


La leggiadra Couvreur sola non trotta
Per quella strada dove i suoi compagni
Van di galoppo tutti quanti in frotta ;
Se avvien ch’ ella pianga, o che si lagni
Senza quegli urli spaventosi loro,
Ti muove si che in pianger l’accompagni.

Ce même changement que Mlle  Lecouvreur avait fait sur notre scène, Mlle  Cibber vient de l’introduire sur le théâtre anglais, dans le rôle de Zaïre[1]. Chose étrange que, dans tous les arts, ce ne soit qu’après bien du temps qu’on vienne enfin au naturel et au simple !

Une nouveauté qui va paraître plus singulière aux Français, c’est qu’un gentilhomme de votre pays[2], qui a de la fortune et de la considération, n’a pas dédaigné de jouer sur votre théâtre le rôle d’Orosmane. C’était un spectacle assez intéressant de voir les deux principaux personnages remplis, l’un par un homme de condition, et l’autre par une jeune actrice de dix-huit ans, qui n’avait pas encore récité un vers en sa vie.

Cet exemple d’un citoyen qui a fait usage de son talent pour la déclamation n’est pas le premier parmi vous. Tout ce qu’il y a de surprenant en cela, c’est que nous nous en étonnions.

Nous devrions faire réflexion que toutes les choses de ce monde dépendent de l’usage et de l’opinion. La cour de France a dansé sur le théâtre avec les acteurs de l’Opéra, et on n’a rien trouvé en cela d’étrange, sinon que la mode de ces divertissements ait fini. Pourquoi sera-t-il plus étonnant de réciter que de danser en public ? Y a-t-il d’autre différence entre ces deux arts, sinon que l’un est autant au-dessus de l’autre que les talents où l’esprit a quelque part sont au-dessus de ceux du corps ? Je le répète encore, et je le dirai toujours : aucun des beaux-arts n’est méprisable, et il n’est véritablement honteux que d’attacher de la honte aux talents.

Venons à présent à la traduction de Zaïre, et au changement qui vient de se faire chez vous dans l’art dramatique.

Vous aviez une coutume à laquelle M. Addison, le plus sage de vos écrivains, s’est asservi lui-même, tant l’usage tient lieu de

  1. « Hill, dit Lessing, confia le rôle de Zaïre à une jeune fille qui n’avait pas encore joué la tragédie. C’était la femme du comédien Colley Cibber, et elle avait dix-huit ans. Sa tentative fut un coup de maître. Il est à remarquer que l’actrice française qui joua Zaïre était aussi une débutante. » (G. A.)
  2. C’était un parent de Hill.