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LETTRES SUR ŒDIPE.

deux grands hommes pour modèles, quoique je n’eusse pas espéré de l’atteindre. Mais comme il est dans la situation de Nicomède, j’ai donc cru devoir le faire parler à peu près comme ce jeune prince, et qu’il lui était permis de dire : un homme tel que moi, lorsqu’on l’outrage. Quelques personnes s’imaginent que Philoctète était un pauvre écuyer d’Hercule, qui n’avait d’autre mérite que d’avoir porté ses flèches, et qui veut s’égaler à son maître dont il parle toujours. Cependant il est certain que Philoctète était un prince de la Grèce, fameux par ses exploits, compagnon d’Hercule, et de qui même les dieux avaient fait dépendre le destin de Troie. Je ne sais si je n’en ai point fait en quelques endroits un fanfaron ; mais il est certain que c’était un héros.

Pour l’ignorance où il est, en arrivant, sur les affaires de Thèbes, je ne la trouve pas moins condamnable que celle d’Œdipe. Le mont Œta, où il avait vu mourir Hercule, n’était pas si éloigné de Thèbes qu’il ne pût savoir aisément ce qui se passait dans cette ville. Heureusement, cette ignorance vicieuse de Philoctète m’a fourni une exposition du sujet qui m’a paru assez bien reçue ; et c’est ce qui me persuade que les beautés d’un ouvrage naissent quelquefois d’un défaut.

Dans toutes les tragédies, on tombe dans un écueil tout contraire. L’exposition du sujet se fait ordinairement à un personnage qui en est aussi bien informé que celui qui lui parle. On est obligé, pour mettre les auditeurs au fait, de faire dire aux principaux acteurs ce qu’ils ont dû vraisemblablement déjà dire mille fois. Le point de perfection serait de combiner tellement les événements, que l’acteur qui parle n’eût jamais dû dire ce qu’on met dans sa bouche que dans le temps même où il le dit. Telle est, entre autres exemples de cette perfection, la première scène de la tragédie de Bajazet. Acomat ne peut être instruit de ce qui se passe dans l’armée ; Osmin ne peut savoir des nouvelles du sérail ; ils se font l’un à l’autre des confidences réciproques qui instruisent et qui intéressent également le spectateur ; et l’artifice de cette exposition est conduit avec un ménagement dont je crois que Racine seul était capable.

Il est vrai qu’il y a des sujets de tragédie où l’on est tellement gêné par la bizarrerie des événements, qu’il est presque impossible de réduire l’exposition de sa pièce à ce point de sagesse et de vraisemblance. Je crois, pour mon bonheur[1], que le sujet d’Œdipe est

  1. On lit bonheur dans les éditions de 1768 et 1775. Il y a honneur dans celles de 1719. (B.)