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ACTE II, SCÈNE I.


Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens,
Resserré loin de nous, blanchi dans ses liens,
Gémit dans un cachot, privé de la lumière,
Oublié de l’Asie et de l’Europe entière.
Tel est son sort affreux : qui pourrait aujourd’hui,
Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?

Nérestan.

Ce bonheur, il est vrai, serait d’un cœur barbare.
Que je hais le destin qui de lui nous sépare !
Que vers lui vos discours m’ont sans peine entraîné !
Je connais ses malheurs, avec eux je suis né ;
Sans un trouble nouveau je n’ai pu les entendre ;
Votre prison, la sienne, et Césarée en cendre.
Sont les premiers objets, sont les premiers revers
Qui frappèrent mes yeux à peine encore ouverts.
Je sortais du berceau : ces images sanglantes
Dans vos tristes récits me sont encor présentes.
Au milieu des chrétiens dans un temple immolés,
Quelques enfants, seigneur, avec moi rassemblés,
Arrachés par des mains de carnage fumantes
Aux bras ensanglantés de nos mères tremblantes,
Nous fûmes transportés dans ce palais des rois.
Dans ce même sérail, seigneur, où je vous vois.
Noradin m’éleva près de cette Zaïre,
Qui depuis… pardonnez si mon cœur en soupire,
Qui depuis égarée en ce funeste lieu,
Pour un maître barbare abandonna son Dieu.

Chatillon.

Telle est des musulmans la funeste prudence.
De leurs chrétiens captifs ils séduisent l’enfance ;
Et je bénis le ciel, propice à nos desseins,
Qui dans vos premiers ans vous sauva de leurs mains.
Mais, seigneur, après tout, cette Zaïre même,
Qui renonce aux chrétiens pour le Soudan qui l’aime,
De son crédit au moins nous pourrait secourir :
Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?
M’en croirez-vous ? Le juste, aussi bien que le sage,
Du crime et du malheur sait tirer avantage.
Vous pourriez de Zaïre employer la faveur
À fléchir Orosmane, à toucher son grand cœur,
À nous rendre un héros que lui-même a dû plaindre,
Que sans doute il admire, et qui n’est plus à craindre.