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PRÉFACE D’ŒDIPE.

génies, tels que don Lope de Véga[1] et Shakespeare : elles avouent même l’obligation qu’elles nous ont de les avoir retirées de cette barbarie : faut-il qu’un Français se serve aujourd’hui de tout son esprit pour nous y ramener ?

Quand je n’aurais autre chose à dire à M. de Lamotte, sinon que MM. Corneille, Racine, Molière, Addison, Congrève, Maffei, ont tous observé les lois du théâtre, c’en serait assez pour devoir arrêter quiconque voudrait les violer : mais M. de Lamotte mérite qu’on le combatte par des raisons plus que par des autorités.

Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre ? La représentation d’une action. Pourquoi d’une seule, et non de deux ou trois ? C’est que l’esprit humain ne peut embrasser plusieurs objets à la fois ; c’est que l’intérêt qui se partage s’anéantit bientôt ; c’est que nous sommes choqués de voir, même dans un tableau, deux événements : c’est qu’enfin la nature seule nous a indiqué ce précepte, qui doit être invariable comme elle.

Par la même raison, l’unité de lieu est essentielle ; car une seule action ne peut se passer en plusieurs lieux à la fois. Si les personnages que je vois sont à Athènes au premier acte, comment peuvent-ils se trouver en Perse au second ? M. Le Brun a-t-il peint Alexandre à Arbelles et dans les Indes sur la même toile ? « Je ne serais pas étonné, dit adroitement M. de Lamotte, qu’une nation sensée, mais moins amie des règles, s’accommodât de voir Coriolan condamné à Rome au premier acte, reçu chez les Volsques au troisième, et assiégeant Rome au quatrième, etc. » Premièrement, je ne conçois point qu’un peuple sensé et éclairé ne fût pas ami de règles toutes puisées dans le bon sens, et toutes faites pour son plaisir. Secondement, qui ne sent que voilà trois tragédies, et qu’un pareil projet, fût-il exécuté même en beaux vers, ne serait jamais qu’une pièce de Jodelle ou de Hardy, versifiée par un moderne habile ?

L’unité de temps est jointe naturellement aux deux premières.

  1. On appelle trop communément en France Lopez de Véga le célèbre poëte dramatique espagnol. C’est une erreur. Lopez, ou plutôt Lopès, est un nom de famille. Le prénom de Vega est Lope, qui veut dire Loup. Toutes les éditions d’Œdipe données du vivant de l’auteur, et beaucoup d’autres, portent : Lopez. C’est encore Lopez que Voltaire a écrit ou laissé imprimer dans la XVIIIe de ses Lettres philosophiques (1734) ; dans l’Appel aux nations (1761) ; dans les Questions sur l’Encyclopédie, au mot Art dramatique (1770} ; dans sa Dissertation sur l’Héraclius de Calderon ; dans sa Lettre à l’Académie française (du 25 auguste 1776), seconde partie ; mais dans la dédicace de l’Orphelin de la Chine (1755), on lit : Lope : c’est donc d’après Voltaire lui-même qu’au lieu de Lopez j’écris ici correctement Lope de Vega. (B.)