Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
182
PATRIE.

point ; il n’a pas sur la terre un seul pied qui lui appartienne.

Le Guèbre, plus ancien et cent fois plus respectable que le Juif, esclave des Turcs ou des Persans, ou du Grand Mogol, peut-il compter pour sa patrie quelques pyrées qu’il élève en secret sur des montagnes ?

Le Banian, l’Arménien, qui passent leur vie à courir dans tout l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire ma chère patrie, ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte.

Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont bien moins qu’un oiseau de proie qui revient tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid.

Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure, mais dans ce monde je ne leur en connais pas.

Ce mot de patrie sera-t-il bien convenable dans la bouche d’un Grec, qui ignore s’il y eut jamais un Miltiade, un Agésilas, et qui sait seulement qu’il est l’esclave d’un janissaire, lequel est esclave d’un aga, lequel est esclave d’un bacha, lequel est esclave d’un vizir, lequel est esclave d’un padisha, que nous appelons à Paris le Grand Turc ?

Qu’est-ce donc que la patrie ? ne serait-ce pas par hasard un bon champ, dont le possesseur, logé commodément dans une maison bien tenue, pourrait dire : Ce champ que je cultive, cette maison que j’ai bâtie, sont à moi ; j’y vis sous la protection des lois, qu’aucun tyran ne peut enfreindre ? Quand ceux qui possèdent, comme moi, des champs et des maisons, s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai ma voix dans cette assemblée ; je suis une partie du tout, une partie de la communauté, une partie de la souveraineté : voilà ma patrie. Tout ce qui n’est pas cette habitation d’hommes n’est-il pas quelquefois une écurie de chevaux sous un palefrenier qui leur donne à son gré des coups de fouet ? On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant.

SECTION II[1].

Un jeune garçon pâtissier qui avait été au collége, et qui savait encore quelques phrases de Cicéron, se donnait un jour les airs

  1. Voyez la note 2 de la page précédente.