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PATRIE.

Venise, la Hollande, la Suisse, Gènes, Lucques, Raguse, Genève, et Saint-Marin[1]. On peut regarder la Pologne, la Suède, l’Angleterre, comme des républiques sous un roi ; mais la Pologne est la seule qui en prenne le nom.

Or, maintenant, lequel vaut mieux que votre patrie soit un État monarchique, ou un État républicain? Il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches, ils aiment tous mieux l’aristocratie ; interrogez le peuple, il veut la démocratie : il n’y a que les rois qui préfèrent la royauté[2]. Comment est-il donc possible que presque toute la terre soit gouvernée par des monarques ? Demandez-le aux rats, qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat[3]. Mais, en vérité, la véritable raison est, comme on l’a dit[4], que les hommes sont très-rarement dignes de se gouverner eux-mêmes.

Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l’ennemi du reste des hommes. L’ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en opinant au sénat : « Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage. » Être bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce, et soit puissante par les armes. Il est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde, et qu’il ne peut vaincre sans faire des malheureux.

Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui

  1. Ceci est écrit en 1764. (Note de Voltaire.)
  2. Il n’y a qu’un esclave qui puisse dire qu’il préfère la royauté à une république bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres, et où, jouissant, sous de bonnes lois, de tous les droits qu’ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l’abri de toute oppression étrangère ; mais cette république n’existe point, et n’a jamais existé. On ne peut choisir qu’entre la monarchie, l’aristocratie, et l’anarchie ; et, dans ce cas, un homme sage peut très-bien donner la préférence à la monarchie, surtout s’il se défie d’un sentiment naturel qui le porte à préférer la constitution républicaine, non parce que tous les hommes y sont libres, mais parce qu’il se croit fait pour y devenir un de leurs maîtres. Ajoutons que sur les objets les plus importants pour les hommes, la sûreté, la liberté civile, la propriété, la répartition des impôts, la liberté du commerce et de l’industrie, les lois doivent être les mêmes dans les monarchies ou dans les républiques ; que, sur ces objets, l’intérêt du monarque se confond avec l’intérêt général, au moins autant que celui d’un corps législatif. Les principes qui doivent dicter les lois sur tous ces objets, puisés dans la nature des hommes, fondés sur la raison, sont indépendants des différentes formes de constitution politique. Il est malheureux que le célèbre Montesquieu, non-seulement ait méconnu cette vérité, mais qu’il ait fondé presque tout son ouvrage sur le préjugé contraire. que l’autorité de son nom soutient encore parmi un grand nombre de ses admirateurs. (K.) — Cette note est de Condorcet.
  3. La Fontaine, livre II, fable ii.
  4. Tome XI, page 528.