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LUXE.

fourchettes de fer ? N’est-il pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de damas ?

— Va-t’en à Batavia, lui répondit l’homme d’Amsterdam ; gagne comme moi dix tonnes d’or, et vois si l’envie ne te prendra pas d’être bien vêtu, bien nourri et bien logé. »

Depuis cette conversation on a écrit vingt volumes sur le luxe et ces livres ne l’ont ni diminué ni augmenté.

SECTION II[1].

On a déclamé contre le luxe depuis deux mille ans, en vers et en prose, et on l’a toujours aimé.

Que n’a-t-on pas dit des premiers Romains ? Quand ces brigands ravagèrent et pillèrent les moissons ; quand, pour augmenter leur pauvre village, ils détruisirent les pauvres villages des Volsques et des Samnites, c’étaient des hommes désintéressés et vertueux : ils n’avaient pu encore voler ni or, ni argent, ni pierreries, parce qu’il n’y en avait point dans les bourgs qu’ils saccagèrent. Leurs bois ni leurs marais ne produisaient ni perdrix, ni faisans, et on loue leur tempérance.

Quand de proche en proche ils eurent tout pillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à l’Euphrate, et qu’ils eurent assez d’esprit pour jouir du fruit de leurs rapines ; quand ils cultivèrent les arts, qu’ils goûtèrent tous les plaisirs, et qu’ils les firent même goûter aux vaincus, ils cessèrent alors, dit-on, d’être sages et gens de bien.

Toutes ces déclamations se réduisent à prouver qu’un voleur ne doit jamais ni manger le dîner qu’il a pris, ni porter l’habit qu’il a dérobé, ni se parer de la bague qu’il a volée. Il fallait, dit-on, jeter tout cela dans la rivière, pour vivre en honnêtes gens ; dites plutôt qu’il ne fallait pas voler. Condamnez les brigands quand ils pillent ; mais ne les traitez pas d’insensés quand ils jouissent. De bonne foi[2], lorsqu’un grand nombre de marins anglais se sont enrichis à la prise de Pondichéry et de la Havane, ont-ils eu tort d’avoir ensuite du plaisir à Londres pour prix de la peine qu’ils avaient eue au fond de l’Asie et de l’Amérique ?

Les déclamateurs voudraient qu’on enfouît les richesses qu’on

  1. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
  2. Le pauvre d’esprit que nous avons déjà cité, ayant lu ce passage dans une mauvaise édition où il y avait un point après ce mot bonne foi, crut que l’auteur voulait dire que les voleurs jouissaient de bonne foi. Nous savons bien que ce pauvre d’esprit est méchant, mais de bonne foi il ne peut être dangereux. (Note de Voltaire.) — Cette note a été, comme celle de la p.519, t. XIX, ajoutée en 1769. (B.)