Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
292
PROPRIÉTÉ.

seur, au contraire, désire une femme qui partage son bonheur, et des enfants qui l’aident dans son travail. Son épouse et ses fils font ses richesses. Le terrain de ce cultivateur peut devenir dix fois plus fertile qu’auparavant sous les mains d’une famille laborieuse. Le commerce général sera augmenté ; le trésor du prince en profitera ; la campagne fournira plus de soldats. C’est donc évidemment l’avantage du prince. La Pologne serait trois fois plus peuplée et plus riche si le paysan n’était pas esclave.

Ce n’en est pas moins l’avantage des seigneurs. Qu’un seigneur possède dix mille arpents de terre cultivés par des serfs, dix mille arpents ne lui procureront qu’un revenu très-faible, souvent absorbé par les réparations, et réduit à rien par l’intempérie des saisons. Que sera-ce si la terre est d’une plus vaste étendue, et si le terrain est ingrat ? Il ne sera que le maître d’une vaste solitude. Il ne sera réellement riche qu’autant que ses vassaux le seront. Son bonheur dépend du leur. Si ce bonheur s’étend jusqu’à rendre sa terre trop peuplée, si le terrain manque à tant de mains laborieuses (au lieu qu’auparavant les mains manquaient au terrain), alors l’excédant des cultivateurs nécessaires se répand dans les villes, dans les ports de mer, dans les ateliers des artistes, dans les armées. La population aura produit ce grand bien ; et la possession des terres accordées aux cultivateurs, sous la redevance qui enrichit les seigneurs, aura produit cette population.

Il y a une autre espèce de propriété non moins utile : c’est celle qui est affranchie de toute redevance, et qui ne paye que les tributs généraux imposés par le souverain, pour le bien et le maintien de l’État. C’est cette propriété qui a contribué surtout à la richesse de l’Angleterre, de la France, et des villes libres d’Allemagne. Les souverains qui affranchirent les terrains dont étaient composés leurs domaines en recueillirent d’abord un grand avantage, puisqu’on acheta chèrement ces franchises ; et ils en retirent aujourd’hui un bien plus grand, surtout en Angleterre et en France, par les progrès de l’industrie et du commerce.

L’Angleterre donna un grand exemple au xvie siècle, lorsqu’on affranchit les terres dépendantes de l’Église et des moines. C’était une chose bien odieuse, bien préjudiciable à un État, de voir des hommes voués par leur institut à l’humilité et à la pauvreté, devenus les maîtres des plus belles terres du royaume, traiter les hommes, leurs frères, comme des animaux de service, faits pour porter leurs fardeaux. La grandeur de ce petit nombre de prêtres avilissait la nature humaine. Leurs richesses particulières appau-