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MAÎTRE.

était un petit bossu, les deux filles étaient jolies. Dès que le géant sentit sa force, il coucha avec ses deux sœurs, et se fit servir par le petit bossu. De ses deux sœurs, l’une fut sa cuisinière, l’autre sa jardinière. Quand le géant voulait dormir, il commençait par enchaîner à un arbre son petit frère le bossu ; et lorsque celui-ci s’enfuyait, il le rattrapait en quatre enjambées, et lui donnait vingt coups de nerf de bœuf.

Le bossu devint soumis et le meilleur sujet du monde. Le géant, satisfait de le voir remplir ses devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de ses sœurs dont il était dégoûté. Les enfants qui vinrent de ce mariage ne furent pas tout à fait bossus ; mais ils eurent la taille assez contrefaite. Ils furent élevés dans la crainte de Dieu et du géant. Ils reçurent une excellente éducation ; on leur apprit que leur grand-oncle était géant de droit divin, qu’il pouvait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait ; que s’il avait quelque jolie nièce, ou arrière-nièce, c’était pour lui seul sans difficulté, et que personne ne pouvait coucher avec elle que quand il n’en voudrait plus.

Le géant étant mort, son fils, qui n’était pas à beaucoup près si fort ni si grand que lui, crut cependant être géant comme son père de droit divin. Il prétendit faire travailler pour lui tous les hommes, et coucher avec toutes les filles. La famille se ligua contre lui, il fut assommé, et on se mit en république.

Les Siamois, au contraire, prétendaient que la famille avait commencé par être républicaine, et que le géant n’était venu qu’après un grand nombre d’années et de dissensions ; mais tous les auteurs de Bénarès et de Siam conviennent que les hommes vécurent une infinité de siècles avant d’avoir l’esprit de faire des lois ; et ils le prouvent par une raison sans réplique : c’est qu’aujourd’hui même où tout le monde se pique d’avoir de l’esprit, on n’a pas trouvé encore le moyen de faire une vingtaine de lois passablement bonnes.

C’est encore, par exemple, une question insoluble dans l’Inde si les républiques ont été établies avant ou après les monarchies, si la confusion a dû paraître aux hommes plus horrible que le despotisme. J’ignore ce qui est arrivé dans l’ordre des temps ; mais, dans celui de la nature, il faut convenir que, les hommes naissant tous égaux, la violence et l’habileté ont fait les premiers maîtres ; les lois ont fait les derniers.