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SENSATION.

Toute l’antiquité a maintenu que rien n’est dans notre entendement qui n’ait été dans nos sens. Descartes, dans ses romans, prétendit que nous avions des idées métaphysiques avant de connaître le téton de notre nourrice ; une faculté de théologie proscrivit ce dogme, non parce que c’était une erreur, mais parce que c’était une nouveauté : ensuite elle adopta cette erreur, parce qu’elle était détruite par Locke, philosophe anglais, et qu’il fallait bien qu’un Anglais eût tort. Enfin, après avoir changé si souvent d’avis, elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que les sens sont les portes de l’entendement. Elle a fait comme les gouvernements obérés, qui tantôt donnent cours à certains billets, et tantôt les décrient ; mais depuis longtemps personne ne veut des billets de cette faculté.

Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses cinq sens serait privé de toute idée, s’il pouvait vivre. Les notions métaphysiques ne viennent que par les sens : car comment mesurer un cercle ou un triangle, si on n’a pas vu ou touché un cercle et un triangle ? comment se faire une idée imparfaite de l’infini, qu’en reculant des bornes ? et comment retrancher des bornes, sans en avoir vu ou senti ?

La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un grand philosophe[1].

Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez et qui pensez, concluez[2].

Les Grecs avaient inventé la faculté Psyché pour les sensations, et la faculté Noûs pour les pensées. Nous ignorons malheureusement ce que c’est que ces deux facultés ; nous les avons, mais leur origine ne nous est pas plus connue qu’à l’huître, à l’ortie de mer, au polype, aux vermisseaux et aux plantes. Par quelle mécanique inconcevable le sentiment est-il dans tout mon corps, et la pensée dans ma seule tête ? Si on vous coupe la tête, il n’y a pas d’apparence que vous puissiez alors résoudre un problème de géométrie : cependant votre glande pinéale, votre corps calleux, dans lesquels vous logez votre âme, subsistent longtemps sans altération ; votre tête coupée est si pleine d’esprits animaux que souvent elle bondit après avoir été séparée de son tronc : il

  1. Condillac, Traité des Sensations. (Note de Voltaire.)
  2. Fin de l’article en 1764 ; le reste fut ajouté en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)