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TORTURE.

nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu’on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand-prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l’urim et le thummim. Tantôt on s’adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et le prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’urim et le thummim du grand-prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux mœurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très-bien la comédie des Plaideurs[1] : « Cela fait toujours passer une heure ou deux. »

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ? »

Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville. gens comparables aux

  1. Acte III, scène iv.