Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/123

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fit asseoir avec elle poliment sur un large sofa, où ils se tenaient tous deux les jambes croisées vis-à-vis l’un de l’autre. La dame parla en baissant les yeux, dont il échappait quelquefois des larmes, et qui en se relevant rencontraient toujours les regards du sage Memnon. Ses discours étaient pleins d’un attendrissement qui redoublait toutes les fois qu’ils se regardaient. Memnon prenait ses affaires extrêmement à cœur, et se sentait de moment en moment la plus grande envie d’obliger une personne si honnête et si malheureuse. Ils cessèrent insensiblement, dans la chaleur de la conversation, d’être vis-à-vis l’un de l’autre. Leurs jambes ne furent plus croisées. Memnon la conseilla de si près, et lui donna des avis si tendres, qu’ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre parler d’affaires, et qu’ils ne savaient plus où ils en étaient.

Comme ils en étaient là, arrive l’oncle, ainsi qu’on peut bien le penser : il était armé de la tête aux pieds ; et la première chose qu’il dit fut qu’il allait tuer, comme de raison, le sage Memnon et sa nièce ; la dernière qui lui échappa fut qu’il pouvait pardonner pour beaucoup d’argent. Memnon fut obligé de donner tout ce qu’il avait. On était heureux dans ce temps-là d’en être quitte à si bon marché ; l’Amérique n’était pas encore découverte, et les dames affligées n’étaient pas à beaucoup près si dangereuses qu’elles le sont aujourd’hui.

Memnon, honteux et désespéré, rentra chez lui : il y trouva un billet qui l’invitait à dîner avec quelques-uns de ses intimes amis. Si je reste seul chez moi, dit-il, j’aurai l’esprit occupé de ma triste aventure, je ne mangerai point ; je tomberai malade ; il vaut mieux aller faire avec mes amis intimes un repas frugal. J’oublierai, dans la douceur de leur société, la sottise que j’ai faite ce matin. Il va au rendez-vous ; on le trouve un peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin pris modérément est un remède pour l’âme et pour le corps. C’est ainsi que pense le sage Memnon ; et il s’enivre. On lui propose de jouer après le repas. Un jeu réglé avec des amis est un passe-temps honnête. Il joue ; on lui gagne tout ce qu’il a dans sa bourse, et quatre fois autant sur sa parole. Une dispute s’élève sur le jeu, on s’échauffe : l’un de ses amis intimes lui jette à la tête un cornet, et lui crève un œil. On rapporte chez lui le sage Memnon ivre, sans argent, et ayant un œil de moins.

Il cuve un peu son vin, et dès qu’il a la tête plus libre, il envoie son valet chercher de l’argent chez le receveur général des finances de Ninive pour payer ses intimes amis : on lui dit que son débiteur a fait le matin une banqueroute frauduleuse